NB : ce texte a été initialement publié dans la revue Illusio - numéro 10-11 - 2013 - numéro spécial "Théorie critique de la crise" - sous le titre "La misère de la Théorie critique... est le manque de la question de l'organisation"

Dietrich Hoss est professeur de sociologie à l'Université Lyon 2

« La misère de la Théorie critique… est le manque de la question de l’organisation » note 1

C’était le constat de l’un des leaders du mouvement étudiant à Francfort en 1969, Hans-Jürgen Krahl, étudiant en philosophie et doctorant d’Adorno. Il était à l’époque celui qui allait le plus loin dans la tentative de reformuler la Théorie critique comme un cadre théorique permettant de repenser l’action révolutionnaire dans son sens originel : renverser les fondements capitalistes de la société. Il était en même temps très engagé dans les actions du SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund note 2), l’organisation qui regroupait les étudiants en lutte et constituait le centre mobilisateur de l’« opposition extraparlementaire ». Si je prends ici ce constat comme point de départ, c’est parce que je le considère d’une grande actualité. Car ce qui était vrai concernant la Théorie critique dans sa forme originaire l’est aussi concernant l’état actuel de la pensée critique. Étonnamment, la question de l’organisation n’a jamais plus fait l’objet d’une réflexion approfondie depuis cette époque-là, ni dans les prolongements du courant de la Théorie critique de Francfort, ni dans d’autres tentatives cherchant à actualiser une théorie et une pratique de transformation radicale. En Allemagne, après les débats de 1968 – dont je retracerai les grandes lignes –, les différents courants post-soixante-huitards, quand ils n’ont pas tout simplement reproduit le vieux schéma du « parti » – soit sous une forme caricaturale sectaire, soit sous sa forme parlementariste, voire sous les deux formes réunies –, ont adopté une attitude plutôt pragmatique : l’organisation comme une mise en réseau, souvent sous forme d’association, mettant en mouvement des individus pour réaliser efficacement un projet ou lutter pour une cause.


De quelle manière Krahl envisageait-il la question de l’organisation ? Il se référait, même s’il le critiquait, au modèle de parti développé par Georg Lukàcs dans son essai « Remarques méthodologiques sur la question de l’organisation » note 3 : l’organisation y était considérée comme un espace de médiation entre théorie et pratique où la théorie adoptait une forme pratique, se matérialisait, était mise à l’épreuve de la réalité concrète et pouvait/devait subir des modifications sous l’impact des expériences de la pratique. Dans l’organisation se produisait la théorisation des luttes sociales spontanées et c’est à travers elle que ces luttes connaissaient une concentration et une synthèse qui les rendaient explosives. Dans la formulation de Lukàcs, ce concept d’organisation n’était pas seulement articulé à une idéalisation du rôle messianique du prolétariat comme sujet historique révolutionnaire, mais était surtout réservé à une seule forme, le parti bolchevique léniniste. En tant quel tel, ce concept était rejeté par les théoriciens de Francfort qui assistaient dans les années 1920-1930 aux pires dérives staliniennes de son application.
En redéfinissant le cadre général d’une critique de la société, qui selon eux ne permettait guère d’envisager un lien direct entre théorie et pratique, ils arrivaient finalement à un abandon complet de la question de l’organisation. C’est seulement à la fin des années 1960, dans le mouvement étudiant en Allemagne, que Krahl, Rudi Dutschke et quelques autres postulaient la nécessité de poser de nouveau cette question en revisitant et Lukàcs et les écrits fondamentaux des théoriciens de Francfort des années 1930. Mais aujourd’hui, cinquante ans après ce débat, ayant assisté non seulement à l’écroulement désastreux des régimes post-staliniens et à la disparition, voire à la sclérose de toute organisation marxiste-léniniste, avons-nous encore intérêt à revenir sur cette question ? J’en suis convaincu, mais à condition de la reformuler complètement, une tâche dont j’indiquerai quelques éléments dans la dernière partie du texte.

L’abandon progressif de la question de l’organisation par Horkheimer et Adorno

À l’origine, déjà, dans les années 1920, le regroupement des Francfortois réclamait la nécessité du développement d’une pensée critique indépendante des organisations du mouvement ouvrier, en particulier du Parti Communiste. Il rompait avec l’hypostase du parti comme cadre exclusif de l’élaboration d’une théorie radicale transformatrice. Mais dans sa mise au point programmatique de 1937, Théorie critique et théorie traditionnelle, Horkheimer plaçait encore le théoricien critique dans une position de dialogue avec les organisations du prolétariat. Il y avait unité entre la réflexion critique, le mouvement de la classe ouvrière vers son émancipation et ses organisations, mais une unité caractérisée par une tension permanente : « Le déroulement du débat, écrivait Horkheimer, entre les éléments les plus avancés du prolétariat et les individus qui énoncent la vérité à son sujet, ainsi qu’entre ces éléments avancés et leurs théoriciens d’une part, et d’autre part le reste du prolétariat, doit être compris comme un processus d’influence réciproque dans lequel la conscience développe, en même temps que ses énergies libératrices, ses énergies motrices, agressives, et son action disciplinante. L’acuité de ce débat se manifeste dans la possibilité toujours présente d’une tension entre le théoricien et la classe à laquelle s’adresse sa pensée ». La critique du théoricien, écrivait encore Horkheimer, est « agressive à l’encontre non seulement des apologistes conscients de l’ordre établi, mais tout autant des tendances déviatrices, conformistes ou utopistes, dans le camp même du prolétariat » note 4.

Quelques années plus tard, l’idée d’une telle unité contradictoire entre le théoricien critique et la classe ouvrière faisait place à une définition nouvelle. Tirant les conclusions de la triple expérience du stalinisme, du fascisme et de l’État-Providence, Horkheimer constatait, en 1942, dans « État autoritaire », l’intégration de la classe ouvrière dans une nouvelle forme de domination capitaliste dont découlait, d’après le philosophe, une servitude volontaire généralisée :

« L’adaptation, écrivait-il, est le prix qu’individus et associations doivent payer pour s’épanouir dans le capitalisme » note 5.

Des partis de masse, il n’y a plus rien à attendre : « Ils ne changent rien de fondamental » note 6. La nouvelle ère de l’État autoritaire montrait qu’il n’y avait aucune inéluctabilité du progrès, un concept subjacent chez Hegel et Marx et largement répandu dans le mouvement ouvrier. Il n’y avait pas de lois d’évolution progressive du capitalisme vers la société sans classe, pas de nécessité historique d’un renversement de la classe dominante par le prolétariat, de la conquête du pouvoir par un parti de masse. Il n’y avait d’espoir, écrivait Horkheimer, que dans les « tentatives d’instaurer la liberté véritable [qui] ne peuvent venir que d’individus isolés » note 7. Et le premier pas dans cette direction devait être l’exercice d’une pensée libre : « Penser même est déjà un signe de résistance, un effort pour ne plus se laisser tromper » note 8.


Cette réflexion, ils la développeraient, plus tard, avec Adorno, dans La Dialectique de la raison. À la fin de ce recueil de fragments philosophiques, il est écrit que la vérité apparaît négativement à travers l’évidence du mensonge et que « ceux qui n’ont pas de sens critique ne peuvent être tenus éloignés de cette vérité que parce qu’ils ont complètement perdu la faculté de penser ». Ce passage se poursuit en une des rares formulations programmatiques qu’indique une voie de sortie de l’univers sombre qu’ils critiquent : « La raison même, en pleine possession d’elle-même et devenant violence, pourrait briser les limites de la Raison » note 9. On dirait une paraphrase actualisant une de ces fameuses formules de Marx disant que les idées deviennent une force matérielle si elles saisissent les masses. À l’époque de l’État autoritaire, cette transformation des idées en force matérielle nécessitait, selon eux, une réappropriation de la raison à travers un effort de la pensée. Cet effort prendrait, par la suite, aussi bien la forme de réflexions sur la vie quotidienne note 10 que d’une exploration des voies esthétiques (chez Adorno surtout dans le domaine de la musique et de la littérature contemporaine note 11) et, bien sûr, d’un développement de la pensée philosophique. C’est dans sa dernière grande œuvre, Dialectique négative, rédigée en 1966, qu’Adorno justifiait, dès la première page, le retour à la philosophie par l’échec de sa réalisation : « La philosophie qui parut jadis dépassée, écrivait-il, se maintient en vie parce que le moment de sa réalisation fut manqué » note 12. Une pratique transformatrice avait avant tout besoin, selon lui, d’une résurgence de la pensée critique.
Avec cette redéfinition du rapport entre théorie et pratique, la question de l’organisation disparaissait complètement. L’espace de la pensée critique n’était plus ni défini, ni circonscrit. Jusqu’aux années 1938-1941, les représentants de la Théorie critique – ultérieurement nommée École de Francfort – disposèrent d’une plate-forme commune, la Zeitschrift für Sozialforschung (Revue pour la Recherche Sociale). Mais cette revue ne continua pas après-guerre ; le groupe se trouvait, tant géographiquement qu’intellectuellement, dispersé. Adorno et Horkheimer continuèrent à développer leur pensée, principalement dans le cadre académique, à l’université de Francfort, mais aussi au sein de l’Institut für Sozialforschung (Institut pour la Recherche Sociale) reconstitué, et également dans l’espace médiatique, surtout via le média principal de l’époque, la radio. Jürgen Habermas disait qu’Adorno voyait sa critique comme « une propagation diffuse des connaissances acquises individuellement dans le style de l’Aufklärung du XVIIIe siècle » note 13. Dans la République fédérale d’Allemagne (RFA) d’après-guerre, la diffusion radiophonique de ses idées eut une résonance considérable. Adorno, Horkheimer, mais également Benjamin, mort en 1940, furent les auteurs éminents d’une scène intellectuelle allemande de gauche qu’on appellerait bientôt la « culture Suhrkamp » selon le nom de l’éditeur de leurs écrits, les éditions Suhrkamp, qui éditaient non seulement des auteurs renommés en sciences sociales, mais aussi en littérature et théâtre, comme par exemple Berthold Brecht.

La courte réapparition de la question de l’organisation autour de 1968


L’horizon théorique de l’École de Francfort n’allait pas seulement imprégner la scène intellectuelle allemande, elle devait également inspirer ce qu’on appellerait plus tard le mouvement étudiant et l’opposition extraparlementaire (tel était désigné le mouvement contestataire général à cette époque). Il n’est pas possible, ici, d’analyser d’une façon plus détaillée les liens constitutifs de ces mouvements avec l’École de Francfort note 14. Dans le cadre de cet article, il s’agira plutôt de donner quelques indications et appréciations de ce rapport sous l’aspect de la question de l’organisation.
Le premier fait à signaler est le fait que le mouvement étudiant se structura dans les années soixante à partir d’une organisation assez particulière, le SDS. Cette organisation qui naquit en 1960, apparut comme un cadre de réflexion et d’action indépendantes. Cette même année, la direction du SPD, le parti social-démocrate, rompit toute relation avec cette organisation qui était jusqu’alors son prolongement en milieu étudiant, à cause de la non-conformité – « gauchiste » dirait-on aujourd’hui –, de celle-ci. Le SDS édita une revue, Neue KritikZeitschrift für sozialistische Theorie und Praxis (Nouvelle Critique – Revue pour une théorie et une pratique socialistes), en vue d’en faire une plate-forme de débat sur les perspectives d’une « Nouvelle Gauche ». Très tôt, se constituèrent au sein de cette organisation des courants d’orientations assez différentes : un groupe d’étudiants et de futurs enseignants-chercheurs évoluèrent d’une orientation social-démocrate à un « marxisme ouvert » inspiré de l’École de Francfort, mais aussi, parmi d’autres, par Karl Korsch et Antonio Gramsci. Les dits « traditionalistes » s’orientèrent vers un « support critique » de la République démocratique allemande et du Parti Communiste (clandestin à l’époque en RFA). D’autres tendances, les trotskistes par exemple, émergèrent également, mais demeurèrent minoritaires. Dans la deuxième moitié des années soixante, à Berlin, Rudi Dutschke et quelques autres autour de lui, qui venaient du groupe SPUR (la section allemande de l’Internationale Situationniste) constituèrent avec les Francfortois, rassemblés autour de Hans-Jürgen Krahl, l’aile « antiautoritaire ».
Avant de revenir en détail sur cette tendance, que l’on peut considérer comme la plus proche des idées de l’École de Francfort, il est important de noter l’apparition d’Herbert Marcuse sur la scène allemande de cette époque, qui marquera en profondeur l’évolution du mouvement étudiant dans ce pays. Marcuse, qui avait rejoint Horkheimer et Adorno dans leur exil américain, était resté aux États-Unis. Il y publia d’ailleurs ses œuvres majeures, Eros et civilisation (1955) et L’Homme unidimensionnel (1964), en prolongement direct de La Dialectique de la raison de Horkheimer et Adorno. Il avait développé cependant, dans ces écrits, un concept plus explicite de l’émancipation que Krahl nomma un « nouveau concept d’émancipation », où « les individus, écrivait ce dernier, organisent les moyens de production pour un échange heureux entre eux. « Le concept tronqué d’émancipation vise seulement un autre rapport de propriété des individus envers les moyens de production matériels et non pas un autre rapport social des individus historiques entre eux » note 15.
On a expliqué la dimension « subjectiviste » de la Théorie critique de Marcuse par ses origines théoriques particulières – que Kraushaar appela son « a priori vitaliste » (lebensweltliches Apriori) – comme l’héritage de son passage par Husserl : « Justement, le refus de subordonner l’individu à une logique surpuissante de l’histoire […] s’explique par une impulsion vitaliste de sa philosophie » note 16. Mais Marcuse profita également, au sein de l’université, en Californie où il se trouvait, d’une autre marge de liberté de pensée et d’expression politique que Horkheimer et Adorno qui vivaient dans le contexte d’une Allemagne divisée, en confrontation directe avec le bloc soviétique, en pleine Guerre froide. Cela, peut-être, explique-t-il aussi qu’il développa et afficha une plus grande affinité avec la pratique contestataire. Il dédiait ainsi Tolérance répressive, publié en 1966, à ses étudiants de la Brandeis University, en lutte contre la guerre au Vietnam et pour la reconnaissance des droits civiques des Noirs. Il revenait d’ailleurs, dans ce livre, au concept de groupes agissants – évoqué par Horkheimer dans « État autoritaire » – comme élément organisateur des luttes. Il écrivait à propos des « minorités combattantes », des « groupes isolés » que « les petites minorités impuissantes qui luttent à la fois contre la fausse conscience et contre ceux qui en bénéficient doivent être aidées » note 17. Et c’est précisément ce qu’il fit activement aux États-Unis mais aussi en Allemagne dans ces années. En mai 1966, il intervint au congrès « Vietnam-Analyse d’un exemple », organisé par le SDS. Au cours de sa conférence, il déclara que les mouvements anticoloniaux, dans le tiers-monde, étaient « objectivement la plus forte énergie potentielle de bouleversement radical » note 18.
En juillet 1967, il participa aux journées organisées à la Freie Universität à Berlin, consacrées à son oeuvre. Il y tint des conférences sur « La fin de l’utopie » et « Le problème de la violence dans l’opposition » et participa à des débats intitulés « Morale et politique dans la société de transition » et « Vietnam-le Tiers-Monde et l’opposition dans les métropoles ». Par son engagement théorique – dans les années suivantes étaient publiés An essay on liberation (1969) et Counterrevolution and Revolt (1972) – et ces interventions dans les débats des étudiants en mouvement, Marcuse sortait de l’univers académique. Même s’il ne fut pas directement impliqué dans des organisations ou des actions militantes, il participa de la constitution d’un espace d’actions et de réflexions où résonnaient ses idées. C’est d’ailleurs cela qu’il avait envisagé dans Tolérance Répressive, à savoir que, « dans l’ensemble de la société, avait-il écrit, il faut commencer par recréer un espace mental pour le refus et la réflexion » note 19.
Ses positions théoriques et interventions aux débats trouvaient un écho direct dans la constitution des nouvelles formes organisationnelles. En décembre 1967, Dutschke écrivit à Marcuse : « Dans les deux derniers mois, il s’est montré dans le SDS certains phénomènes de consolidation qui se sont exprimés dans la réflexion de l’activité pratique-politique ainsi que dans le travail théorique. Semaine après semaine travaillent environ 200 membres dans des groupes de projets qui ont vocation à une médiation entre réception et discussion théorique et actions politiques ». Entre autres, on discutait dans ces groupes de « la Tolérance Répressive sous l’aspect de la pratique politique » note 20. Marcuse contribua de cette manière à la libération et à la revitalisation de la Théorie critique sous sa forme initiale, celle des années 1930-1940 où l’action et l’organisation politiques n’avaient pas encore été mises hors sujet. Les écrits de cette époque – des articles de la Revue pour la Recherche Sociale jusqu’à la Dialectique de la raison – avaient circulé jusqu’à la fin des années soixante seulement sous forme de « copies pirates ». Ce n’est qu’à partir de 1969 et grâce à l’ouverture des débats publics qu’on assista à leur réédition successive.
Cet appel d’air théorique provoquant une nouvelle dynamique, un processus de conscientisation et d’apprentissage réflexif de milliers d’étudiants et d’autres jeunes et moins jeunes, permettait  en même temps de poser la question de l’organisation d’une nouvelle manière. Krahl critiquait ainsi Marcuse : « Son appel au grand refus reste abstrait, incapable de développer un principe de réalité de règles tactiques, de maximes stratégiques et d’impératifs organisationnels… Marcuse partage la misère de la Théorie critique et la conscience anhistorique de mouvements révolutionnaires naissants ; il est incapable de formuler les critères d’une Realpolitik révolutionnaire, de compromis d’alliances politiques, de stabilisations des mouvements étudiants et des analyses de théorie de classes » note 21. Dans son dernier grand texte, Thesen zum allgemeinen Verhältnis von wissenschaftlicher Intelligenz und proletarischem Klassenbewusstsein [Thèses sur le rapport général de l’intelligentsia scientifique et conscience prolétarienne de classe] qui date de la fin de l’année 1969, Krahl essaya d’esquisser une telle concrétisation du concept d’émancipation qu’il avait trouvé chez Marcuse. À partir des prévisions de Marx dans les Grundrisse et les Résultats du processus de production immédiate, ce texte analysait les conséquences de l’entrée du capitalisme dans un stade où « la richesse sociale et la culture atteintes sur la base de la production matérielle, écrivait-il, ont depuis longtemps transcendé le cercle restreint de la satisfaction de besoins matériels, à tel point que l’association d’hommes libres est une possibilité historique objective » note 22.
À une contradiction près, que « le système du capitalisme tardif est néanmoins capable, sur sa base d’une satisfaction hautement civilisée de besoins, de mettre en œuvre la richesse et la culture créées par les producteurs sociaux immédiats sous une telle forme technologique et à travers l’industrie culturelle que les besoins et la conscience des masses restent fixés dans le cercle d’une sécurisation matérielle de l’existence » note 23. Il s’agissait alors d’initier un processus de prise de conscience démystifiant l’abstraction de la valeur et développant des besoins émancipateurs. C’est ainsi qu’apparaissait la raison d’être de l’organisation. Krahl arrivait de cette manière à un nouveau concept de l’organisation par rapport au concept léniniste de Lukàcs qu’il trouvait aussi chez Merleau-Ponty : « Lukàcs, de même que Merleau-Ponty, ont ancré le processus de constitution historique de la conscience de classe, l’unité entre les théoriciens et les prolétaires, dans un parti toujours existant, présupposant ainsi ce qu’il s’agit d’abord de former, à savoir la conscience de classe et l’organisation ». Et il concluait son texte en postulant comme perspective pour le SDS : « Une nouvelle qualité organisationnelle peut être atteinte seulement si le mouvement se hausse en masse et collectivement à un niveau de réflexion nouveau et change le contenu de l’agitation et de la propagande en vue d’une création de théorie qui puisse réunir des catégories de la totalité abstraite avec les concepts de satisfaction des besoins »24.
Krahl avait expérimenté à Francfort depuis 1967-1968 une forme d’organisation qui mettait déjà au centre l’élaboration théorique collective dans le contexte d’une activité militante. Il avait constitué avec quelques autres, au sein du SDS, un « Groupe central de projet » qui travaillait sur Histoire et conscience de classe et sur les textes de Horkheimer note 25 et qui préparait, en même temps, les assemblées et les actions de leur organisation note 26. Mais cette initiative, conçue comme modèle d’organisation pour le mouvement en général ne fut pas suivie : « Face à la tâche de massification de la théorie, les groupes de travail théorique, jusqu’alors support principal et échine du SDS, ne furent pas multipliés et on transmit principalement le travail théorique au cours des teach-in, des assemblées, des conversations et dans les publications » note 27.
Apparut à cette époque une tendance que Krahl caractérisa, dans son texte sur Marcuse, comme une rechute dans la catégorie de la lutte de classes dépassée : « Quand le SDS allemand […] cherchait à renouveler dans la pratique les principes de la lutte de classes prolétarienne, il entrait dans une contradiction qui demeure non résolue et déciderait de son développement révolutionnaire : avec la critique du grand refus comme concept rigide d’émancipation lié aux groupes marginaux, […] le SDS risquait de s’empêtrer dans une orthodoxie tacite et de retomber dans une tradition non élucidée de la lutte de classes singée [dès lors que celle-ci] ne correspondrait ni à la réalité de classe ni à la nécessité de l’émancipation dans les métropoles du capital hautement industrialisées » note 28.
Mais ce constat ne valait-il pas aussi pour Krahl et Dutschke qui avaient recours, avec la même insouciance, aux catégories traditionnelles de la lutte de classes en usage à l’époque ? Ils se référaient alors, notamment, aux formes de lutte en cours dans le tiers-monde comme on pouvait le constater clairement dans leur grand exposé sur la question de l’organisation, à l’occasion de la Conférence des délégués du SDS de septembre 1967. Ils cherchaient, avec raison et d’une façon assez convaincante pour l’époque, à prolonger l’analyse de Marcuse en avançant la thèse de l’apparition d’un « Étatisme intégral », expression actualisée de l’« État autoritaire » de Horkheimer : face à la liquidation progressive de la circulation et à l’élimination tendancielle du travailleur par l’automation, le travail abstrait et la loi de la valeur ne s’imposaient plus spontanément par le marché mais étaient reproduits artificiellement par un « système de manipulation institutionnel gigantesque ». La violence contraignante extra-économique de ce système manipulateur était intériorisée, elle empêchait les masses de faire l’expérience de l’antagonisme de classes. Celles-ci, écrivait-il, « ne sont plus capables de s’indigner par elles-mêmes. L’auto-organisation de leurs intérêts, besoins, désirs est ainsi devenue historiquement impossible. Elles ne saisissent la réalité que par les schèmes intériorisés du système de domination même » note 29. Mais cela ne conduisit Krahl et Dutschke qu’à tirer des conséquences, en terme de stratégie d’actions révolutionnaires, directement inspirées de la guérilla dans le tiers-monde.
Face à la nouvelle unidimensionnalité de la société, des « groupes de conscience révolutionnaires » devaient produire des « éléments de contre-information au moyen d’actions pouvant être perçus par tout le monde […]. L’agitation dans l’action, l’expérience tangible des combattants individuels organisés dans la confrontation avec le pouvoir exécutif de l’État constituent les éléments moteurs dans la propagation de l’opposition radicale ; ils tendent à enclencher, au sein des masses passives et souffrantes, un processus de prise de conscience à l’égard des minorités agissantes. Ce sont des actions irrégulières visibles qui aideront à transformer la violence abstraite du système en certitude tangible aux yeux de ces mêmes masses » note 30. Une stratégie qu’ils appelèrent « urbanisation de la guérilla rurale » note 31. Cette orientation allait conduire à un abandon progressif de la réflexion théorique et à un activisme fait de confrontations répétées avec la police et de provocations en tous genres. Notons, cependant, quelques expériences d’occupation d’universités et d’organisation d’« Université critique », laboratoire d’une pensée renouvelée.
Adorno, bien que sensible à l’apparition d’une nouvelle attitude critique, se prononça pourtant clairement contre cet activisme : « L’unité maintes fois conjurée entre théorie et praxis a tendance à devenir prééminence de la praxis. […] On se cramponne à l’action à cause de l’impossibilité de l’action » note 32. Au défi des étudiants contestataires, l’exigence selon lui de renouer avec la pratique provoquait une redéfinition du rapport entre théorie et pratique et de la fonction critique du penser qui radicalisait encore sa position de « théoricien » : « L’activisme est régressif. Prisonnier de cette positivité, qui depuis peu entre dans la constitution de la faiblesse du moi, il refuse de faire réflexion sur sa propre impuissance. […] Le point d’Archimède : comment une praxis non répressive serait-elle possible, comment s’en tirer devant l’alternative entre spontanéité et organisation ? […] La praxis est source d’énergie pour la théorie, elle ne peut être prescrite par celle-ci » note 33. Il déclarait encore la théorie de la même forme que la pratique : « Une pensée ouverte fait signe vers ce qui la dépasse. Elle mène une attitude, une figure de la praxis, elle est plus proche de celle qui transforme qu’elle ne l’est d’une pensée qui obéit au nom de la praxis » note 34.
La pensée était pour Adorno une forme de la pratique qui en plus devait tendanciellement dépasser la pratique. La pratique politique demeurait problématique, elle était intimement liée au travail, à la non-liberté, à la nécessité de la lutte pour la survie. Même si la pratique s’avérait indispensable, son véritable objectif était « sa propre abolition ». La pensée, en revanche, ne participait pas à la violence du contexte sociétal. Il écrivait ainsi : « Celui qui pense n’est jamais en rage dans la critique. La pensée a sublimé la rage. Comme celui qui pense ne doit pas se l’infliger, il ne veut pas non plus l’infliger aux autres. Le bonheur qui point dans l’œil du penseur est le bonheur de l’humanité. La tendance universelle à la répression va contre la pensée en tant que telle »35. L’acte de la pensée, conçu de cette manière, apparaissait comme un acte de résistance à dimension utopique.
Il faut signaler que Dutschke même, à la fin de 1968, alors qu’il était convalescent après avoir été victime d’un attentat, au printemps de la même année, écrivit une lettre à ses camarades dans laquelle il proposait d’arrêter « les combats insensés et démoralisants » avec la police. À la place, il envisageait de constituer des focus, des « groupes clandestins de quatre à six maximum », qui travailleraient dans des institutions (usines, bureaux  etc.), en « ne regardant plus les salariés de l’extérieur mais en étant actif avec eux ». L’objectif était « d’apprendre d’eux, de leurs enseigner d’autres choses. Là seulement, écrivait-il, naissent les nouveaux besoins, espoirs et désirs des masses, des fractions diverses de la population et des révolutionnaires »36. Dans cette perspective d’un travail prioritairement théorique, d’un penser « non violent », sans qu’il s’en rende alors compte, un certain rapprochement avec la position d’Adorno n’était-il pas en train d’apparaître ?
Au moins dirons-nous, en toute objectivité, qu’il y avait plus d’affinité entre un Dutschke et un Krahl avec Adorno qu’avec Habermas, qui semblait pourtant plus disposé à débattre publiquement avec eux. Or, dans ce débat, ce dernier ne lançait-il pas, en juin 1967, son anathème fatal contre l’orientation développée par Dutschke, en déclarant, à Hanovre, après la mort d’un étudiant tué par la police : « Je pense que l’opinion développée, ici même par Dutschke, est une idéologie volontariste appelée en 1848 socialisme utopique, […] qui doit être nommée, dans les circonstances actuelles, “fascisme de gauche” » note 37. Même s’il devait, plus tard, se corriger, en parlant d’une « sur-réaction » à propos de cette formule, il continuera toujours, face au militantisme de formations contestataires, à miser sur la perspective d’un engagement pour des réformes de structures du système.
En 1971, dans l’introduction pour la réédition du recueil d’écrits Théorie et pratique, il écrivait par exemple : « Face à nombre d’entreprises sectaires, il conviendrait aujourd’hui de souligner qu’il est possible, dans le capitalisme avancé, que la modification des structures du système général de formation soit plus importante qu’une inutile formation de cadres ou la création de partis impuissants » note 38. Krahl considéra ce positionnement de Habermas comme un nouveau tournant décisif de la Théorie critique : « La misère de la Théorie critique est son incapacité à poser la question de l’organisation. Cela apparaît clairement chez Habermas et aboutit à une unité naïvement proclamée de la théorie et de la pratique, à l’avantage d’une stratégie de coalition libérale » note 39. Cette mise au point se trouve dans un article, finalement non publié, d’un recueil de textes de 1968, dirigé par Oskar Negt et titré : « La Gauche répond à Jürgen Habermas ». Oskar Negt développera par la suite, avec Alexander Kluge, le concept d’un « espace public prolétarien » opposé à l’espace public bourgeois comme alternative au concept habermasien de l’« espace public », le concept d’un seul espace, où se développe l’agir communicationnel des différentes forces sociales note 40.
Mais cela nous conduit déjà à la fin de cette phase d’intense réflexion quant à la question de l’organisation, en lien avec des expérimentations et des actions militantes. Au début des années soixante-dix prennent fin tant les débats et les expérimentations de nouvelles formes organisationnelles que l’expression d’un penser radical représenté dans les années précédentes par Adorno et Marcuse note 41. Adorno devait décéder d’un infarctus en août 1969. En décembre de la même année, le SDS s’auto-dissolvait. Krahl mourut dans un accident de voiture deux mois plus tard. Le reste ne serait que récupération marchande note 42, éclatement et dilution de l’énergie et de l’élan tant théorique que pratique concentrés autour de 1968.
Au niveau théorique, il se produisit une réabsorption académique et médiatique. C’est Habermas et, dans son sillage, Axel Honneth qui, avec leur vision d’une intercompréhension communicationnelle généralisée censée produire reconnaissance et nouvelle légitimité institutionnelle (avec comme conséquence, pour Habermas, le postulat d’un « patriotisme constitutionnel », allemand d’abord, européen actuellement), apparaissaient comme héritiers de l’École de Francfort. Negt, après avoir réalisé avec Kluge un travail considérable, Histoire et subjectivité rebelle note 43, se convertissait finalement en conseiller des syndicats (principalement en matière de formation syndicale), et bouclait son parcours en s’excusant publiquement auprès de Habermas pour avoir édité « La Gauche répond à Jürgen Habermas », en guise de cadeau à l’occasion du soixantième anniversaire de celui-ci note 44. Ce n’est qu’à la marge de ces vedettes très présentes sur la scène médiatique que des travaux théoriques prolongèrent les réflexions sur le noyau de la Théorie critique – la critique de la forme valeur –, entamées à la fin des années soixante note 45.
Au niveau de l’action et de l’organisation politiques, on assista, d’un côté à une crispation de la radicalité sous la forme de la folie meurtrière de la « Rote Armee Fraktion (RAF) » de Baader-Meinhof et du sectarisme des organisations qui tentaient de réanimer le modèle léniniste et, d’un autre côté, à une dilution de cette radicalité qui devait conduire à la construction du parti des « Verts », qui évolua, au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, d’un mouvement écologiste militant à un parti de gouvernement en coalition avec le SPD, responsable des premières interventions militaires allemandes d’après-guerre et de la mise en œuvre d’une politique d’austérité sous le chancelier Schröder. Dutschke, qui avait participé à la constitution du parti des « Verts », mourut en décembre 1980 d’une attaque cérébrale, conséquence ultime de l’attentat dont il avait été victime à la fin des années soixante. Commença alors la longue désertification de la pensée critique des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, les décennies d’un capitalisme triomphant.

Et aujourd’hui ?

De toute évidence, le capitalisme est profondément déstabilisé par les répercussions de son obsolescence financière. Bien sûr, il existe un renouveau de la pensée critique, avec en toile de fond, la réapparition de mobilisations contre les attaques toujours plus dures qui sont faites aux conditions de vie des populations pour maintenir le système. Mais, pouvons-nous aussi – devons-nous –, dans cette nouvelle constellation, renouer avec le fil conducteur des controverses d’il y a presque cinquante ans ? À première vue, elles semblent loin de nous… Personne ne dirait plus aujourd’hui, avec Lukàcs, que la question de l’organisation est encore « une des questions intellectuelles les plus importantes de la révolution » note 46. La dilution de la pensée critique dans la culture médiatique et/ou dans le débat académique est passée par là note 47. Et pourtant, certains, à l’instar de John Holloway par exemple, sont encore engagés dans une démarche rigoureuse pour « repenser la révolution ». D’autres ont montré la nécessité d’aller au-delà d’une lutte pour la défense du travail dans des formes ritualisées syndicales et parlementaristes pour s’attaquer directement à la forme travail, à la forme valeur et à la forme État note 48. Mais même ceux-là s’arrêtent devant la question de l’organisation ; soit qu’ils s’abstiennent délibérément d’aborder la question de la pratique, c’est le cas de Moishe Postone qui écrit : « Pour les mouvements sociaux, j’espère que mes travaux sur la Théorie critique de Marx permettent de mieux voir ce qu’il ne faut pas faire en son nom. Ce n’est déjà pas si mal » note 49. Soit ils déclarent cette question dépassée, comme le fait Holloway dans son livre programmatique Changer le monde sans prendre le pouvoir note 50.
Pourtant, cet auteur va très loin dans l’actualisation de la Théorie critique et dans la perspective de définir de nouvelles formes de pratique politique. Largement inspiré des écrits de Horkheimer, Adorno et Benjamin, il met de nouveau, comme le fait le courant de la critique de la valeur – la critique marxienne de la forme valeur –, le fétichisme de la marchandise au centre de son analyse. Mais, en même temps, il montre que, dans notre société, « l’envoutement fétichiste » n’est pas total, et qu’il y a mille manières, au quotidien, de rompre avec la soumission à ce mécanisme de structuration sociale, à commencer par des fuites individuelles – il donne, entre autres, l’exemple d’une fille à Tokyo qui, plutôt que de se rendre au travail, lit un livre dans un parc – jusqu’aux expérimentations collectives, comme par exemple des cafés militants. Pour lui, ce sont ces ruptures, ces fissures dans la structuration capitaliste générale qui peuvent conduire à des  « brèches dans le capitalisme »51, approfondir sa crise, créer des zones libérées échappant au moins temporairement et/ou partiellement à son contrôle, comme le Paris de 1968 ou, plus récemment, les places occupées en Égypte, à Tunis, Madrid, Athènes ou New York. Il considère ces mouvements comme paradigmatiques, sans organisation dirigeante, créant l’événement sous une forme d’auto-organisation. L’émergence et la confluence de ces formes d’« anti-pouvoir » pourraient tôt ou tard, selon Holloway, dissoudre le pouvoir et créer une société sur de nouvelles bases. Le concept de l’organisation est réfuté car associé à l’idée d’une hiérarchie de savoirs et de possession de la vérité. En tant que tel, il introduit des barrières, des obstacles à un libre déploiement de l’auto-organisation de l’anti-pouvoir note 52. Dernièrement, cet auteur est pourtant parvenu à des réflexions qui l’ont conduit à poser la question de l’organisation, d’une manière nouvelle.
Dans un entretien de 2011, Holloway déclare : « Si nous voulons vraiment changer le monde et dépasser le capitalisme, nous devons construire, voire montrer le lien entre l’esclave salarial qui, un jour, à la place d’aller au travail, va dans le parc pour lire un livre, et la combattante pour la liberté qui s’en va dans la clandestinité ou dans la jungle, afin d’y engager la lutte contre l’injustice – car c’est la mèche qui peut rendre explosive et pleinement efficace la matière intellectuelle » note 53. C’est-à-dire qu’il faut que les acteurs soient conscients de la portée et du but révolutionnaire de leurs actes pour qu’une réaction en chaîne, capable d’abolir l’ordre régnant, puisse se déclencher et aboutir. Sans cela, toutes les petites fuites et grandes rébellions risquent de rester dans le domaine privé et/ou sont récupérées et ne servent qu’à renforcer cet ordre.
Dans un échange avec Michael Hardt quant aux perspectives qui se dégagent de son dernier livre, Crack Capitalism, il formule encore plus clairement les perspectives d’une telle réaction en chaîne : « Pour moi, la rébellion est une confluence massive et explosive des mécontents et d’un faire d’un autre type, la réunion dramatique d’une énorme confluence de fissures dans les relations sociales capitalistes. Afin d’éviter d’être rattrapés par une résurrection du capital, il faudrait qu’il existe une communication (ou une confluence de fissures) si forte que le lien social de l’argent resterait anéanti ou finalement sans importance. […] La rébellion devrait s’organiser d’elle-même de telle manière qu’elle réunisse assez d’énergie pour démolir complètement le capitalisme. L’organisation est cruciale, mais pas une organisation : il faut qu’il y ait un “organiser” qui vienne d’en bas, un “communiquer” » note 54.
Cette idée de l’organisation comme communication, d’un organiser comme « communiser », me semble la clef d’un nouveau concept de l’organisation. On pourrait avancer dans la définition de ses contours en faisant référence à la distinction que fait Holloway entre « le faire » et « le fait » pour expliquer la réification de l’activité créatrice humaine par l’imposition de la forme travail, le règne du travail abstrait, de la valeur travail. Sous la forme du capital, « le fait », le résultat de l’activité humaine encadre, conditionne, met en forme « le faire », l’activité humaine. Cela est rendu possible principalement par une séparation des individus dans les processus de production de richesses et par une mise en relation bureaucratique « d’en haut » de ces individus séparés. Ainsi, les flux spontanés ou auto-organisés d’un faire en commun des hommes sont interrompus, filtrés, canalisés. Les hommes sont privés de la maîtrise de leur « faire » par ceux qui se sont appropriés et incarnent les résultats de leur activité, « le fait », la valeur, le capital. Mais reste un aspect central du « faire », le penser. Alors, si nous voulons, avec Holloway, que se produise une confluence des pratiques d’anti-pouvoir, d’un « faire » libéré de sa mise en forme par le fait, il faut préparer et accompagner un tel mouvement par une libération du penser qui subit à l’état actuel le même sort que le « faire » : il est conditionné par l’industrie culturelle, mis en case et réifié par des disciplines académiques, encadré et mis en concurrence par tout genre de formations politiques qui imitent les règles du jeu du pouvoir dans le domaine idéologique – même si elles se vantent d’une pensée critique.
Par conséquent une pensée libre, non règlementée, un échange d’idées non conformistes entre personnes autonomes a peu de chances d’exister. Même ceux qui se sont engagés dans un tel sens sont plus ou moins contraints de vivre une vie schizophrène entre l’acceptation des cadres établis pour assurer leur survie – par des activités journalistiques, des postes dans l’enseignement, des publications alimentaires… – et le défrichement de terrains nouveaux de la réflexion critique, l’élaboration de nouvelles orientations de la lutte en commun avec des complices. Last but not least, les poids de ces mécanismes d’encadrement, de soumission et de limitation de la pensée, de l’interruption et du gel de ces flux, imposent leur pouvoir d’une façon sournoise jusque dans l’exercice même d’une pensée qui se veut libre, insoumise. Il lui faut donc, à cette pensée, pour tenir bon face à ces pressions multiples, un espace de rencontre avec d’autres, engagés dans la même direction.
De cette manière, la question de l’organisation me semble aujourd’hui se poser d’une façon inverse à l’entendement traditionnel. Alors que Lukàcs expliquait que « la question de l’organisation d’un parti révolutionnaire ne peut être développée organiquement qu’à partir d’une théorie de la révolution elle-même »55, j’aurais tendance à dire qu’aujourd’hui, inversement, de nouvelles perspectives théoriques de la révolution ne pourront être développées qu’à partir de la création d’un espace organisationnel de rupture, c’est-à-dire d’un espace où se produira un flux ininterrompu, indépendant des institutions et organisations traditionnelles, une conspiration à ciel ouvert, un échange permanent d’idées avec comme seul but de s’armer théoriquement pour le renversement radical de l’ordre établi. Ont vocation à participer à une telle initiative aussi bien les penseurs ou les regroupements ayant déjà élaboré des pistes théoriques allant dans ce sens que des personnes ou des groupes engagés dans des luttes ou expérimentations d’anti-pouvoir diverses. Dans des groupes ou réseaux d’auto-conscientisation d’un nouveau type peuvent se réunir aussi bien des personnes et des collectifs indépendants que des syndicalistes ou militants politiques qui cherchent une perspective au-delà de la défense des acquis du passé et des tentatives d’institutionnalisation étatique de nouvelles conquêtes.
Dans cette perspective, il ne s’agit plus comme à l’époque du « programme prolétarien » d’organiser la classe ouvrière et le prolétariat. Il ne s’agit pas non plus d’organiser d’autres catégories sociales comme le proposait Marcuse – les marginaux, les étudiants, les Noirs, les peuples du tiers-monde – ou comme Krahl le préconisait, d’organiser l’intelligentsia scientifique et technique. Il ne s’agit pas non plus d’organiser un maximum de personnes autour d’une ou plusieurs mesures ou revendications écologiques, sociales, économiques ou politiques. Si la contradiction entre le faire et le fait, entre l’activité productrice et le capital, reste au cœur des antagonismes sociaux, si c’est elle qui est derrière l’aggravation de la crise actuelle du capitalisme, cette contradiction a complètement changé de forme.
La production de richesses se réalise aujourd’hui par ce que Marx avait nommé, dans un passage visionnaire sur l’automation, le « general intellect », le niveau général des connaissances et des savoirs, de l’imagination et des intra-relations de l’« individu social », une force productive qui s’exprime dans et en dehors des contextes de travail, dans le développement technique et scientifique comme dans toute la création culturelle du corps social note 56. Il est de plus en plus difficile de maintenir cette richesse du « faire » dans le lit de Procruste de la forme valeur du « fait », où l’existence du capital dépend de sa possibilité d’extraire de la plus-value d’une force de travail salarié et où la survie de l’homme dépend de ses chances d’être salarié. Le capital cherche à se libérer de sa dépendance d’un travail salarié de moins en moins présent dans la production des richesses, de par la fuite en avant dans l’accumulation d’un capital fictif, avec les conséquences désastreuses pour l’équilibre du système économique. Partout dans le monde, des hommes et des femmes cherchent à libérer leur faire du règne de la valeur par de multiples voies : formes d’auto-organisations et d’entre-aide en tous genres, systèmes d’échange locaux, réactivation d’une économie de subsistance localisée note 57… Le penser aussi trouve mille façons de sortir des cadres institutionnels, académiques et médiatiques : petites revues et éditeurs, sites et forums, librairies et cafés militants, etc. Toutes ces initiatives montrent que l’émancipation n’est plus une affaire de classe, mais du genre humain en général.
Malgré tout, ces efforts restent la plupart du temps isolés. Il y a très peu d’échanges entre les uns et les autres. Bien sûr, il y a eu les grandes messes altermondialistes et leurs forums sociaux. Dernièrement, il y a eu une certaine interrelation entre les mouvements des Indignés et des Occupy. Mais il ne s’y développe pas une vraie dynamique d’échanges de concepts et d’idées. Très vite leurs porte-paroles se trouvent dans l’obligation de faire des « propositions concrètes », d’élaborer des revendications et des mesures économiques, sociales ou politiques, à défendre dans l’espace syndical ou parlementaire. Alors, tout élan vers un nouveau faire et un nouveau penser retombe dans le sillage des activités syndicalistes et parlementaristes. La pensée nouvelle peut aussi se figer dans des formations plus ou moins sectaires. Prenons l’exemple du Knowledge Liberation Front (KLF). Malgré son beau nom, qui indique une orientation nouvelle – la libération de savoirs, de la pensée –, cette formation d’inspiration négriste ne met pas « le penser » au centre de ses préoccupations et se perd plutôt dans la propagation des actions militantes plus ou moins traditionnelles. Les activités des « insurrectionnalistes », à la suite de Tiqqun, qui avait pourtant lancé la belle idée d’un anti-parti à caractère diffus, dirigé par un « comité invisible » non-saisissable, donnent la même impression. Le penser y est sacrifié à un actionnisme du type « black block ».
Le penser en commun, le regroupement pour une réflexion sans brides comme acte d’insubordination collective est une idée neuve dans l’évolution des mouvements d’émancipation. Face aux nouveaux défis historiques, le concept d’organisation comme grand laboratoire de recherche d’une voie de sortie de cette impasse dans laquelle nous nous trouvons, tous, nécessite un changement total de ces attitudes héritées d’un passé caractérisé par la prédominance d’une pensée en catégories réifiées défendues par des comportements concurrentiels et stratégiques. Ce constat ne veut pas nier le fait que la pensée a trouvé et trouvera toujours, forcément, des expressions individuelles. Mais, à l’instar de l’École de Francfort et de tant d’autres regroupements d’avant-garde, depuis les encyclopédistes et les romantiques58, ces expressions individuelles peuvent et doivent s’interpénétrer pour créer une pensée nouvelle. Loin d’un éclectisme de juxtapositions et d’amalgames, cette interpénétration – dont les formes et les règles restent à découvrir ensemble – doit permettre de produire des concepts et des perspectives capables de « faire danser les conditions pétrifiées », d’en finir avec l’engourdissement dans lequel se trouve une pensée médusée par la puissance apparente du règne de la valeur et de ses institutions.

Dietrich Hoss

Professeur de sociologie

Université de Lyon

Notes

1 Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf. Zur historischen Dialektik. Von bürgerlicher Emanzipation und proletarischer Revolution, Frankfurt am Main, Verlag Neue Kritik, 1971, p. 298. La traduction des citations des textes allemands et du texte espagnol existants seulement en version originelle est faite par l’auteur de cet article.
2 Union socialiste allemande des étudiants.
3 Georg Lukàcs, Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste, Paris, Minuit, 1960, pp. 333 et suivantes.
4 Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1974, pp. 47 et suivantes.
5 Max Horkheimer, Théorie critique. Essais, Paris, Payot, 1978, p. 305.
6 Ibidem, p. 310.
7 Ibid., p. 318.
8 Ibid., p. 324.
9 Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison. Fragments philosophiques, Paris, Gallimard, 1974, p. 215. Traduction légèrement modifiée par l’auteur.
10 Voir Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, 1980.
11 Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974.
12 Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, p. 11.
13 Jürgen Habermas, Théorie et pratique, Paris, Payot, 2005, p. 63.
14 Pour une première idée synthétique, voir Rolf Wiggershaus, L’École de Francfort. Histoire, développement, signification, Paris, PUF, 1993, chap. 8 : « Les théoriciens critiques et le mouvement étudiant ». Pour une étude plus approfondie, il existe en allemand une documentation monumentale en 3 tomes. Voir Wolfgang Kraushaar (dir.), Frankfurter Schule und Studentenbewegung-Von der Flaschenpost zum Molotowcocktail 1946 bis 1995 [École de Francfort et mouvement étudiant. De la bouteille à la mer au cocktail Molotov 1946-1995], Hambourg, Verlag Rogner und Bernhard bei Zweitausendundeins, 1998.
15 Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf. Zur historischen Dialektik. Von bürgerlicher Emanzipation und proletarischer Revolution, op. cit.,  p. 300.
16 Wolfgang Kraushaar (dir.), Frankfurter Schule und Studentenbewegung-Von der Flaschenpost zum Molotowcocktail 1946 bis 1995, tome III, op. cit., p. 203.
17 Herbert Marcuse, Tolérance répressive suivi de Quelques conséquences sociales de la technologie moderne, Paris, Homnisphères, 2008, p. 70.
18 Rolf Wiggershaus, L’École de Francfort. Histoire, développement, signification, op. cit., p. 597.
19 Herbert Marcuse, Tolérance répressive suivi de Quelques conséquences sociales de la technologie moderne, op. cit., p. 72.
20 Wolfgang Kraushaar (dir.), Frankfurter Schule und Studentenbewegung-Von der Flaschenpost zum Molotowcocktail 1946 bis 1995, tome II, op. cit., p. 330.
21 Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf. Zur historischen Dialektik. Von bürgerlicher Emanzipation und proletarischer Revolution, op. cit., p. 301.
22 Ibidem, p. 339.
23 Ibid.
24 Ibid.,  pp. 344-345.
25 Voir les références citées précédemment.
26 Voir le récit d’un membre de ce groupe, Bernd Leineweber, in Wolfgang Kraushaar (dir.), Frankfurter Schule und Studentenbewegung-Von der Flaschenpost zum Molotowcocktail 1946 bis 1995, tome III, op. cit., pp. 105 et suivantes.
27 Lothar Wolfstetter, « Krahliade in motu II », in Heidelberger Blätter, n° 60, Frankfurt am Main, Materialis Verlag, 2006, p. 53.
28 Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf. Zur historischen Dialektik. Von bürgerlicher Emanzipation und proletarischer Revolution, op. cit., p. 301.
29 Rudi Dustschke et Hans-Jürgen Krahl, Organisationsreferat (exposé sur l’organisation), in Wolfgang Kraushaar (dir.), Frankfurter Schule und Studentenbewegung-Von der Flaschenpost zum Molotowcocktail 1946 bis 1995, tome II, op. cit., p. 290.
30 Ibidem, p. 290.
31 Cité in ibid., pp. 287-290.
32 Theodor W. Adorno, « Résignation », in Tumultes, n° 17/18 (« L’École de Francfort : la Théorie Critique entre philosophie et sociologie »), Paris, Kimé, 2002, p. 174.
33 Theodor W. Adorno, « Notes. sur la théorie et la pratique », in Modèles critiques. Interventions, Répliques, Paris, Payot, 2003, pp. 337-342.
34 Theodor W. Adorno, « Résignation », in Tumultes, n° 17-18, op. cit., p. 177.
35 Ibidem, p. 178.
36 Cité in Gretchen Dutschke-Klotz, Rudi Dutschke. Wir hatten ein barbarisches, schönes Leben. Eine Biographie, Köln, Kiepenheuer und Witsch, 1998, p. 210.
37 Cité in Wolfgang Kraushaar (dir.), Frankfurter Schule und Studentenbewegung-Von der Flaschenpost zum Molotowcocktail 1946 bis 1995, tome II, op. cit., p. 254.
38 Jürgen Habermas, Théorie et pratique, op. cit., p. 63.
39 Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf. Zur historischen Dialektik. Von bürgerlicher Emanzipation und proletarischer Revolution, op. cit., p. 254.
40 Voir Oskar Negt und Alexander Kluge, Öffentlichkeit und Erfahrung. Zur Organisationanalyse von bürgerlicher und proletarischer Öffenlichkeit (Espace public et expérience. À propos de l’analyse de l’espace public bourgeois et prolétarien), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1972. Quelques extraits en français se trouvent in Oskar Negt, L’Espace public oppositionnel, Paris, Payot, 2007.
41 Horkheimer avait déjà pris plus radicalement ses distances avec ce genre de questionnement à partir des années cinquante. Il décède en 1973. Marcuse n’apparaît plus que très rarement sur la scène allemande, il décède en 1979.
42 Voir Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
43 Voir Oskar Negt und Alexander Kluge, Geschichte und Eigensinn [Histoire et subjectivité rebelle], Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1981. Quelques extraits en français se trouvent in Oskar Negt, L’Espace public oppositionnel, op. cit.
44 Voir son article in Frankfurter Rundschau du 16 juin 1989, cité in Wolfgang Kraushaar (dir.), Frankfurter Schule und Studentenbewegung-Von der Flaschenpost zum Molotowcocktail 1946 bis 1995, tome II, op. cit., p. 852.
45 Krahl, dans un séminaire d’Adorno en 1966-1967, avait présenté un exposé élargi plus tard en article sous le titre : « Zur Wesenslogik der Marxschen Warenanalyse » [Sur la logique essentielle de l’analyse de la marchandise chez Marx]. Voir Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf. Zur historischen Dialektik. Von bürgerlicher Emanzipation und proletarischer Revolution, op. cit., pp. 31-81. Il sera suivi à partir des années 1970 par Hans-Georg Backhaus et Helmut Reichelt.
46 Georg Lukács, Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste, op. cit., p. 333.
47 Voir Alain Brossat, Le Grand dégoût culturel, Paris, Seuil, 2008.
48 Je pense principalement au courant appelé « critique de la valeur » représenté par les revues Krisis et Exit en Allemagne et des auteurs comme Anselm Jappe et Moishe Postone.
49 Moishe Postone, « Repenser la critique du capitalisme à partir de la domination sociale du temps et du travail » (entretien realisée par Stephen Bouquin), Le Monde du travail, n° 9/10, 2011.
50 John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui, Paris, Syllepse, 2007, pp. 298 et suivantes.
51 John Holloway, Crack capitalism. 33 thèses contre le capital, Paris, Libertalia, 2012.
52 John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui, op. cit., pp. 298 et suivantes.
53 John Holloway, « John Holloway erläutert seine Kapitalismuskritik » (entretien), in Elektronische Zeitung Schattenblick, 13 novembre 2011.
54 Michael Hardt y John Holloway, « Una polémica sobre concepciones y perspectivas acerca de la Revolucion. Commonwealth y Agrietar el capitalismo. Una lectura mutua », in Revista Herramienta, 2012.
55 Georg Lukàcs, Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste, op. cit., p. 335.
56 Karl Marx (ouvrage publié sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre), Manuscrit de 1857-1858. « Grundrisse », tome II, Paris, Éditions sociales, 1980, pp. 191 et suivantes.
57 André Gorz, Misères du présent. Richesse du possible, Paris, Galilée, 1997.
58 Dietrich Hoss, « Transformer le monde. Changer la vie ! Passé et actualité d’un enjeu artistique, et politique », in Cahiers Roger Vailland, n° 30, Paris, Le Temps des cerises, septembre 2012.


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