Nicolas Duvoux, L’avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine, PUF, 2023
par Bernard Drevon
L’ouvrage se propose d’étudier les inégalités en croissance dans les pays développés depuis les années 1970 à partir de méthodes renouvelées en prenant en considération le rapport au temps et à la maîtrise de l’avenir que procure l’accès à la protection sociale (en recul) et au patrimoine ( de plus en plus important). Comme son titre l’indique, pour les classes populaires l’avenir apparaît de plus en plus confisqué alors que les plus aisés peuvent pratiquer la philanthropie sur une échelle de plus en plus vaste…
Un ouvrage important qui renouvelle l’approche de l’étude des inégalités et des rapports de classe.
L’auteur entend réévaluer l’importance méthodologique de la subjectivité en sociologie et plus généralement dans les sciences sociales (notamment l’économie). Il y consacre une première partie constituée des deux premiers chapitres de l’ouvrage en soulignant que cette approche peut apparaître choquante et régressive pour des chercheurs qui valorisent les données objectives comme les conditions matérielles d’existence, les intérêts de classe, les niveaux de revenus et de patrimoines. La subjectivité renverrait aux émotions, à l’individualité, dont l’évocation reviendrait à réduire la réalité ou la portée des phénomènes sociaux étudiés, notamment ce qui concerne les classes sociales et leurs rapports.
Or ceci revient à occulter l’épaisseur temporelle de l’existence humaine, le sentiment de faire face à un implacable destin ou à l’inverse de maîtriser sa trajectoire, tous deux liés aux conditions objectives matérielles d’existence. L’auteur constate que la prise en considération de la subjectivité revient à réinscrire le temps dans l’analyse sociologique, de même que le rapport socialement différencié au temps. Ceci constituera un des axes fondamentaux de son analyse : la prise en compte du temps vécu dans l’analyse des inégalités. Pour les uns, l’avenir apparaît confisqué, renvoyant à un sentiment de déprise sur son avenir individuel et collectif, par la privation des moyens nécessaires comme un patrimoine, un revenu suffisant, un diplôme. Pour d’autres, en revanche, les détenteurs des patrimoines importants, il y a non seulement sentiment de sécurité et de maîtrise, mais aussi volonté d’agir sur l’organisation sociale, de la réformer par réinvestissement dans la philanthropie qui apparaît certes comme une satisfaction personnelle, mais également une prise de contrôle de l’avenir collectif.
Tout se passe selon l’auteur, comme si l’avenir confisqué par les uns était accaparé par les autres.
Pour fonder la possibilité d’une approche scientifique de la subjectivité et du temps vécu, l’auteur cherche à définir un concept, celui de « synthèse projective ». Ceci sera l’objet du premier chapitre à partir des travaux en épidémiologie et en sociologie. L’idée étant qu’il serait possible de rendre compte de l’objectivité du subjectif et des mécanismes psychiques. Prolongeant Max Weber, l’auteur souhaiterait allier compréhension et explication, le rapport subjectif au temps vécu enveloppant les critères objectifs que sont la possession d’un diplôme, d’un patrimoine, etc…
Dans un second chapitre, il souligne que la connaissance de la subjectivité s’est progressivement développée en épidémiologie, en psychologie, mais aussi de manière croissante en économie (voir l’économie du bonheur).
L’auteur prend deux exemples de possibles quantifications de la subjectivité. D’une part, l’étude des sensations auditives : quelle intensité du stimulus auditif est nécessaire pour que ce dernier devienne perceptible par une sensation. Ceci a donné lieu à une quantification dite loi de Weber-Fechner formalisant l’impact du stimulus objectif sur la sensation auditive subjective.
D’autre part, il s’appuie sur l’exemple de la température ressentie. Pourquoi s’y intéresser ? Parce que celle-ci permet de saisir de manière concrète, comment les procédures de mesure de la subjectivité s’installent de manière diffuse, parmi les catégories de référence de la population au point de constituer une évidence non questionnée. Ceci permet de comprendre comment la subjectivité est visée comme un horizon scientifique et comment cette tendance au rapprochement de la mesure quantifiée d’une réalité pensée comme « objective » avec l’expérience subjective qui en est faite.
La température ressentie tente de s’approcher de l’expérience vécue grâce à une combinaison de la température de l’air, de la vitesse du vent et de l’humidité. Ainsi, le changement climatique exposant aux canicules extrêmes peut avoir des effets dévastateurs si la température élevée est associée à une forte humidité (Chicago, 1995, 700 morts). Ce que révèle ce désastre, ce sont aussi des structures sociales : isolement social, violence de la rue, déclin des formes de vie collective, particulièrement dans les quartiers noirs de Chicago. Les indicateurs de température ressentie permettent de faire apparaître les différenciations sociales dans l’exposition aux effets de phénomènes en apparence universels comme le réchauffement climatique
Autre concept mobilisé pour prendre en compte la subjectivité : le statut social subjectif qui a permis dans le domaine de la santé des avancées significatives en épidémiologie. Le statut social subjectif (sentiment d’être inférieur, dominé ou à l’inverse supérieur, dominant) constitue un prédicteur plus robuste que le statut social objectif (position socio-professionnelle). L’état de santé perçu, la mortalité, la dépression, les maladies cardio-vasculaires et les problèmes respiratoires, l’obésité et l’augmentation du niveau de cortisone lié au stress, tous ces indicateurs de dégradation de l’état de santé sont en relation plus étroite avec la dimension subjective du statut social qu’avec sa dimension objective. Les travaux de Richard Wilkinson et Kate Pickett ont pris comme point de départ le paradoxe du développement concomitant de la richesse matérielle des sociétés développées et de l’augmentation de la prévalence des maux sociaux comme la criminalité, les maladies cardio-vasculaires, l’obésité, etc… Ces auteurs mettent en relation des mécanismes psychosociaux générés par le caractère inégalitaire d’une société et la dégradation de l’état sanitaire de la population. Les facteurs psychosociaux agissent sur la santé par le biais du stress, celui-ci affectant de nombreux systèmes physiologiques. On peut le considérer comme un facteur de vulnérabilité globale.
L’auteur s’intéresse aussi au sentiment comme phénomène historique et social et à la manière dont sa mesure permet de saisir un état social relativement stable et verbalisé, stable en partie parce que verbalisé. Il distingue le sentiment comme le bonheur, l’amour, la haine, l’honneur … de l’émotion qui évoque quelque chose de bref, d’instantané, d’intense (joie, colère, plaisir, effroi…).
Prendre la société par les sentiments revient à se saisir de cette dimension comme révélatrice de l’évolution des sensibilités en même temps que des variations d’intensité de l’exposition des groupes à certaines formes de violence ou d’insécurité. L’auteur prend pour objet le sentiment d’insécurité (objet de bien des usages politiques) : il est possible de l’objectiver au moins partiellement en distinguant par exemple la peur (individuelle) et la préoccupation (ou peur sociale dirigée vers l’ordre social). La préoccupation pour la sécurité est une préoccupation pour l’ordre social. On peut introduire une troisième dimension : la peur pour autrui, ses proches.
S. Roché montre que la peur personnelle affecte plus les personnes exposées à la criminalité alors que la préoccupation affecte davantage les personnes les plus éloignées. Et que le sentiment d’insécurité est en relation avec la progression avec des variables objectives.
Pour conclure cette partie, l’auteur souligne que le sentiment est susceptible de fonder une analyse qui renseigne sur les rapports sociaux et notamment les rapports de domination. Le sentiment assure une voie d’accès à la subjectivité par son intermédiaire. L’étude du sentiment d’insécurité montre à quel point la question de la maîtrise et de la perte de maîtrise sur son environnement, et plus largement sur son existence sociale, était l’élément le plus saillant dans l’interprétation de cette information… Les variables subjectives permettent de développer des analyses conceptualisées des inégalités sociales…
Dans un troisième chapitre, qui va clore cette partie méthodologique, l’auteur se penche sur des textes précoces de Pierre Bourdieu où cet auteur étudiait sur le rapport au temps dans la société algérienne des années 50-60. P. Bourdieu a commencé son parcours comme anthropologue et sociologue de l’Algérie coloniale. Il ne disposait pas encore de ces grands concepts, mais il se penchait sur la liaison entre les structures économiques et les structures temporelles, le rapport plus ou moins conforme à la rationalité instrumentale au temps dans ses travaux : Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles, Paris, Minuit, 1977 et un article Sociologie du travail - 1963 - n° 1 « La société traditionnelle. Attitude à l’égard du temps et conduites économiques ». Complété par l’ouvrage du collectif Darras, Le partage des bénéfices. Expansion et inégalités en France, voir article « Avenir de classe et causalité du probable », paru en 1974. Dans ces travaux, il s’efforce d’étudier le lien entre structures temporelles et dispositions économiques d’une part, et d’autre part, il se penche sur le caractère indissociable de l’étude des dimensions objectives et subjectives du monde social.
Ainsi, il étudie les travailleurs algériens, notamment les paysans, soumis à la domination coloniale avec Abdelmalek Sayad. La situation des travailleurs algériens apparaît comme celle d’un groupe qui subit « un processus d’adaptation des dispositions et des idéologies à des structures économiques importées et imposées, c’est-à-dire la réinvention d’un nouveau système de dispositions qui s’accomplit sous la pression de la nécessité économique. » Ainsi se pose le problème du rapport à la rationalité et à la rationalisation des comportements importées du capitalisme de la métropole des travailleurs algériens, « sujets économiques concrets » éloignés de cette culture et de ces dispositions. Ainsi le rapport au temps est-il très différent dans la culture berbère traditionnelle de celui connu et promu dans nos formations sociales.
« L’effort pour maîtriser le futur ne peut être entrepris que lorsque les conditions pour qu’il soit assuré d’un minimum de chances de succès sont effectivement données ; tant qu’il n’en est pas ainsi, il ne reste d’autre attitude possible que le traditionalisme forcé (..). »
Ainsi, le rapport au temps est-il en relation étroite avec la position dans un système de stratification sociale. Il est possible d’opposer cette relation à la tradition à l’attitude de la petite bourgeoisie des années 1960, tout entière tournée vers le futur et ses ambitions de mobilité sociale : épargne, restriction de la fécondité, investissements économique et scolaire, austérité… L’auteur perçoit une systématisation et une mise en cohérence des pratiques avec l’inscription dans un univers socio-économique capitaliste appelant à la rationalisation des conduites économiques. Nicolas Duvoux souligne la congruence entre positions objectives et subjectivité des acteurs.
Cet ensemble d’analyses est porteur de ressources importantes pour étudier la structure sociale. Chercher à approcher le temps vécu en le rapportant aux conditions matérielles d’existence, donne à la sociologie une orientation claire et cumulative, articulant qualitatif et quantitatif.
Cette conceptualisation prend sens avec les transformations des inégalités dans la France contemporaine. Les Trente Glorieuses avaient été caractérisées par stabilisation de la société salariale (Robert Castel), une réduction des inégalités et une forte réduction de l’insécurité sociale, d’où la possibilité pour de très larges populations de programmer l’avenir (épargne, acquisition du logement, etc.), investissement scolaire, espoirs de mobilité, fécondité.
L’arrêt de cette dynamique par l’entrée en crise de la société salariale s’est traduit certes par une augmentation des inégalités liée à l’enrichissement du haut de la distribution et par la montée du chômage et de la précarité pour les classes populaires, mais aussi par la remontée de l’insécurité sociale et donc par une profonde modification du rapport au temps et à l’avenir, faute de prise sur le présent pour des couches sociales de plus en plus importantes. La sécurité sociale a en effet des enjeux politiques majeurs. Elle permet d’intégrer dans une dynamique positive les classes populaires et moyennes : Robert Castel a analysé cette fonction de protection, irréductible à la redistribution et à la correction des inégalités, la protection sociale apparaissant comme l’équivalent de la propriété privée, « la mise à la disposition des non-propriétaires d’un type de ressources qui n’est pas la possession directe d’un patrimoine privé, mais un droit d’accès à des biens et à des services collectifs qui ont une finalité sociale : assurer la sécurité - la sécurité sociale - des membres d’une société moderne et renforcer leur interdépendance de telle sorte qu’ils continuent à « faire société » Robert Castel, Esprit, 2008, 8/9.
Au fond, la révolution qu’a introduite l’Etat social a bien été la socialisation du risque et non, directement, la réduction des inégalités, même si les deux mouvements sont allés de pair. Mais nous assistons à un mouvement inverse avec de plus en plus le report de la responsabilité , donc du risque sur les individus eux-mêmes depuis des décennies… La question des inégalités ne peut se limiter à l’étude de la distribution de revenus et de patrimoines (approche économique), mais doit aussi se penser comme rapport au temps, au risque, à la maîtrise de l’avenir.
Pour conclure, soulignons trois apports des analyses précédentes :
1- L’importance de l’ancrage temporel des inégalités
2- La pensée de cet ancrage dans une organisation sociale, la société industrielle et le salariat, tout d’abord dans une dynamique positive, puis dans une phase descendante de fragilisation à partir de la seconde moitié des années 1970. La question de la propriété privée de plus en plus centrale, devra être pensée en relation avec l’effritement de la propriété sociale.
3- Enfin, il faudra prendre en compte la nécessaire articulation entre les dimensions subjectives et objectives nécessaire pour concilier l’approche savante et l’approche spontanée, existentielle, vécue de la question des inégalités.
Dans les deux chapitres suivants, Nicolas Duvoux étudie la situation des classes populaires en mobilisant les méthodes précédemment évoquées.
Le chapitre 4 vise à explorer comment les positions dominées se caractérisent par un avenir confisqué, c’est-à-dire la perspective de vivre des vies plus courtes mais aussi plus marquées par la douleur, la maladie et l’échec, et les effets de compréhension du déplacement théorique évoqué dans les chapitres précédents.
Les pauvres et les précaires des sociétés développées contemporaines sont en effet dépossédés des possibilités de se projeter dans l’avenir et de s’accomplir, dépossession qui est en étroite dépendance envers leurs conditions d’existence dégradées, en même temps qu’elle rejaillit sur l’ensemble de leurs pratiques et valeurs. On saisit ici toute l’importance de la synthèse projective, de la prise en compte des variables subjectives. Temporalité et subjectivité sont essentielles pour saisir l’ampleur des inégalités, bien au-delà des analyses classiques de l’économie en matière de distribution des revenus.
Quelques exemples permettent de l’illustrer :
- l’épidémie de morts de désespoir aux Etats-Unis (Ann Case, Angus Deaton) qui frappe les hommes blancs non qualifiés d’âge intermédiaire (45-54 ans). Ce centre de la classe ouvrière américaine est frappé par les morts par overdose, suicide et alcool, par la morbidité également (souffrance, détresse mentale, incapacité à travailler, etc…). Le recours aux variables subjectives s’imposent. Elles peuvent être mises en relation avec le diplôme.
Case et Deaton affirment que la perte des emplois industriels, accompagnée de celle de la stabilité et de l’intégration sociale qu’ils rendent possibles, a plongé les Blancs non diplômés d’âge intermédiaire dans les affres du désespoir qui se traduit par une épidémie de morts d’alcool, de drogues et par suicide. Cet enchaînement est très proche de celui qui avait frappé les Noirs les moins instruits dans les quartiers paupérisés des centres-villes des années 1980 et 1990.
Ces victimes du capitalisme américain, frappés par la désindustrialisation, les conséquences de la mondialisation, sont de plus en plus localisées dans des quartiers socialement homogènes, les moins défavorisés fuyant les quartiers en déshérence.
Les variables subjectives permettent aussi de comprendre les phénomènes politiques, notamment les racines du populisme, des succès électoraux de la droite et de l’extrême droite. Ces forces ont eu la capacité d’imposer une opposition morale entre une élite corrompue et incompétente d’un côté, et un peuple vertueux, mais méprisé de l’autre. Noam Gidron et Peter Hall s’intéressent aux causes profondes du soutien à l’extrême droite, notamment un mécontentement diffus et profond saisissable par les variables subjectives : la montée des partis radicaux peut être analysée comme découlant d’un problème d’intégration sociale, définie comme les relations sociales qui lient les individus et qui favorisent leur reconnaissance en tant que membres de la société. La marginalisation sociale favoriserait le populisme et la radicalité politique. Il conviendrait de relier les variables socio-économiques et les variables subjectives dans une modèle cumulatif. Au sens de Durkheim l’intégration est définie triplement : comme un ordre normatif partagé, comme la densité des relations et comme la reconnaissance ou le respect que les individus reçoivent des autres dans la société. Les auteurs mobilisent le concept de statut social subjectif : celui-ci se définit par leur croyance au sujet de l’opinion des autres au sujet de leur position sociale (le point de vue sur le point de vue…). Ceci permet de dépasser les oppositions entre les approches économiques et culturelles du développement du populisme, et par là même d’intégrer ces dimensions grâce à la dimension synthétique du statut social subjectif. Le sentiment de ne pas être respecté socialement a des chances d’alimenter une forme de ressentiment envers les élites, exploitée par une offre électorale alternative et radicale. Gidron et Hall pensent que les individus qui sont au bas de l’échelle sociale ressentent une peur de tomber encore plus bas qui les poussent à mettre à distance les plus pauvres et les immigrés.
De même, le statut social dégradé va de pair avec l’écart avec des normes ou des attributs perçus comme dominants : liberté des moeurs, statut des homosexuels. On perçoit aussi les effets de la massification scolaire : le fait de ne pas être diplômé engendre le sentiment d’être marginalisé. Les deux facteurs se renforcent : les non diplômés subissent la précarité et le sous-emploi, et la violence symbolique intériorisée.
Ces éléments conduisent à un double défi, à la fois de sécurisation économique, mais aussi de réassurance symbolique des populations marginalisées par les évolutions économiques et culturelles majeures de la globalisation.
Les classes moyennes qui ont encore quelque chose à perdre peuvent également constituer un électorat pour les partis d’extrême droite car elles peuvent chercher à conjurer la possibilité d’un déclassement à venir. C’est alors la peur de perdre son statut qui est motrice du vote en faveur de l’extrême droite. L’insécurité vécue ou anticipée est un déterminant essentiel des comportements dans cette perspective.
Il conviendrait de repenser les questions de la pauvreté et de la précarité à l’aune de cette variable de l’insécurité sociale. On peut s’attarder quelques instants sur la réflexion de l’auteur sur le mouvement des Gilets Jaunes qui illustrerait selon lui la pertinence de l’indicateur de pauvreté subjective : ainsi le sentiment de pauvreté était en croissance en 2018 (18 - 19 %) alors même que la pauvreté objectivement mesurée restait stable voire diminuait (14 %). 2018 marque donc un tournant particulièrement fort dans l’évolution du sentiment de pauvreté, de même que la sensibilité aux inégalités de revenu citée en 2018 par 22 % des Français.
La mesure du pouvoir d’achat illustre également le décalage entre l’approche objective et subjective de l’évolution des prix et des revenus. Le ressenti est profondément différent des mesures objectives depuis les années 2000 (passage à l’euro), d’où l’élaboration de variables comme les « dépenses contraintes » pour mieux le cerner (abonnements, loyers,, etc.). Le taux de pauvreté passe alors de 14 % à 23 % si l’on y ajoute les dépenses alimentaires.
Les variables subjectives se distinguent par la robustesse des informations qu’elles fournissent. Dans la mesure où elles permettent de ressaisir la temporalité vécue par les membres des groupes concernés, elles s’approchent de l’expérience des contraintes érigées par le monde social, contraintes qui minent la santé, le bien-être ou la perspective de pouvoir s’en sortir.
Dans le chapitre 5 il s’interroge sur l’importance croissante du patrimoine dans la société contemporaine, bien mise en valeur par les travaux de Thomas Piketty. Les sociétés européennes contemporaines sont affectées par un mouvement de re-patrimonialisation qui modifie la donne par rapport à l’ascension de la société salariale. Les classes populaires sont soit écartées progressivement de l’accès à la propriété, soit contraintes de se contenter de formes dégradées de propriété (éloignement, petites surfaces, coûts importants…). Or, le patrimoine est à la fois symbole de réussite, protection contre la précarité, vecteur de maîtrise de l’avenir, vécu comme une véritable assurance sociale.
Tout en rendant hommage aux travaux de T. Piketty, l’auteur en conduit une critique. Tout d’abord, ils conduisent à centrer la réflexion sur les classes supérieures. Par ailleurs, ils négligent la dimension subjective qui seule permet de comprendre la formation de frontières de classe. Piketty privilégie la distribution des variables continues (qu’il est possible de classer sur une échelle numérique) des revenus et du patrimoine (déciles, centiles, etc…). Or l’auteur propose de croiser ces variables comme le patrimoine, le revenu et l’appartenance socioprofessionnelle d’autre part. Ceci permettrait de tracer des frontières de classe et de retrouver la subjectivité évacuée par l’analyse quantitative. Ainsi N. Duvoux a conduit une analyse conjointe du patrimoine, des revenus, de la classe sociale et de l’âge dans différents pays européens sur la base des données de la Banque Centrale Européenne. Sans entrer dans les détails, N. Duvoux nuance la thèse de Piketty sur l’ascension d’une société d’héritiers reposant sur une fine couche d’ultra riches opposée à une classe moyenne patrimoniale petite possédante et des classes populaires totalement démunies. Un quart des employés qualifiés et un cinquième des ouvriers non qualifiés disent avoir reçu un héritage important, du moins à leurs yeux. Prêter attention aux représentations des individus eux-mêmes invite à ne pas tenir pour quantités négligeables les ressources reçues ou anticipées par les catégories moyennes ou populaires. Ne pas le voir, c’est englober les classes populaires et modestes dans une vision qui ne correspond pas à leur réalité, ni à leur représentation d’elles-mêmes. En France, en 2018 d’après l’iNSEE, les ménages situés au quatrième décile ont un patrimoine moyen net de 60 000 euros. Ceci ne saurait être tenu pour quantité négligeable. Si la part du patrimoine détenue par les classes populaires reste très modeste par rapport aux groupes possédants, elle n’est pas inexistante.
Pour finir soulignons que la sociologie renvoie à des paliers de sécurité alors que l’économie étudie des variables continues. Ces paliers liés à la possession (ou non) d’un patrimoine, d’un emploi stable, constituent autant de ressources pour maîtriser l’avenir. De plus, s’interroger sur la signification vécue des stratégies d’accumulation, même très modestes permet tout à fois de relativiser l’ampleur des inégalités perçues, mais également de mesurer le ressentiment potentiel lié aux difficultés croissantes des jeunes générations des classes populaires pour accéder à la propriété, synonyme de maîtrise de l’avenir.
Enfin dans le dernier chapitre, l’auteur étudie la philanthropie et les philanthropes à partir d’une approche qualitative très riche et passionnante, fondée sur l’entretien et l’observation. Comme il le dit en introduction avec l’insécurité rampante qui s’est diffusée en bas de l’espace social, le renouveau de la philanthropie à l’échelle de la planète est un des plus puissants marqueurs de la croissance des inégalités.
Il analyse sa triple vérité. Elle est un investissement s’inscrivant dans une stratégie familiale de reproduction, ou comment les groupes les mieux dotés assurent la reproduction de leur statut et de leur domination. Elle donne accès au sens subjectif de la richesse et au sentiment de responsabilité vis-à-vis de celle-ci. Elle procure un fort sentiment de satisfaction aux donateurs, permettant de satisfaire les valeurs d’altruisme et de minorer une certaine forme de culpabilité. Elle permet de convertir des capitaux économiques en capitaux symboliques.
Elle assure également la transmission de ces valeurs aux descendants qui font l’apprentissage tout à fois de la nécessité de l’accumulation et du sens de la générosité. Elle justifie la modestie des prélèvement fiscaux puisque le capital transmis par donation est censé satisfaire des besoins sociaux et culturels (entretien du patrimoine par exemple). Elle prend souvent un sens religieux pour les plus croyants qui accomplissent ainsi leur devoir spirituel. Elle permet de s’inscrire dans des groupes et des cercles fermés de grands donateurs apparentant à une élite bourgeoise. Elle fonctionne donc au sein même de la bourgeoisie comme une barrière (voir Edmond Goblot, La barrière et le niveau) entre donateurs souvent membres de cercles et de clubs très sélectifs et ceux qui s’en tiennent à l’écart. Elle assure la pérennité de ces groupes dans le temps et permet d’avoir le sentiment d’agir (le plus souvent discrètement) sur l’avenir de la société et de sa reproduction. Remarquons que cette pratique est fortement soutenue par l’Etat qui consent de fortes déductions fiscales aux donateurs.
Bref, tout à l’opposé de la précarité, la philanthropie est le signe d’une réelle maîtrise de son propre destin, de celui de sa lignée et une source de satisfactions morales et symboliques, ainsi qu’un vecteur de pouvoir et d’influence sur le devenir du groupe social.
Conclusion
La force de la démonstration de Nicolas Duvoux tient à la prise en compte de la subjectivité dans l’analyse, de même que celle de la temporalité, du rapport au futur et de la maîtrise de l’avenir. Elle permet un renouvellement de l’étude des rapports de classe en ne se limitant pas à l’étude des plus précaires et de la pauvreté, mais bien au contraire en menant également une riche analyse qualitative des plus aisés. Son intérêt réside également dans l’analyse critique serrée des travaux de Thomas Piketty, dont il reconnaît la portée mais aussi les limites. Elle se soucie également des sentiments et du sens donnés par les individus aux phénomènes sociaux dans lesquels ils s’inscrivent. Bref, une analyse dynamique et compréhensive des inégalités et une base pour de futures enquêtes.