Pourquoi relire Karl Polanyi au XXI e siècle ?

 

Extrait pour l’Association Les amis de Thorstein Veblen (Lyon)

 

 de l’article « Pourquoi relire Polanyi au XXIe siècle », L’Économie politique n°93, février 2022, p. 102-112.

Solène Morvant-Roux, 

Jean-Michel Servet, 

André Tiran.

 

Karl Polanyi est surtout connu pour son livre The Great Transformation, et en particulier pour une idée contenue dans celui-ci : la distinction entre une « économie intégrée dans les relations sociales » et « des relations sociales intégrées dans le système économique ». Selon cet auteur, les activités économiques et techniques n'étaient d’abord qu'une des nombreuses excroissances des activités humaines (1). L'économie archaïque a donc été au service des besoins humains. Mais, au fil du temps, influencés par la science économique dominante, les gens (en particulier les décideurs politiques) ont acquis la conviction que les marchés se régulaient d’eux-mêmes pour autant que les lois et les règlements ne les en empêchent. Ces convertis au libre marché ont affirmé que « seules les politiques et les mesures qui contribuent à assurer l'autorégulation du marché en créant les conditions qui font du marché le seul pouvoir organisateur dans la sphère économique sont de mise ». Peu à peu, à mesure que la pensée fondée sur le libre marché s'étendait à l'ensemble de la société ainsi que le règne de la machine, les humains et la nature ont été considérés comme des marchandises appelées « travail » pour ceux-ci et « terre » ou « ressources naturelles » pour celle-là. L'« économie de marché » avait transformé la société humaine en une « société de marché ». 

La Grande Transformation est le plus souvent lue comme un ouvrage d’histoire économique dans lequel son auteur conte quelques faits saillants ayant conduit les pays européens de l’implantation d’une société de marché au XIX e siècle jusqu’à la faillite de ce mode d’organisation et à la mise en place des régimes nazis et fascistes et communistes. Ses concepts sont empiriquement fondés et ne sont généralement pas introduits et discutés comme des concepts. 

C’est une méprise que de lire La Grande Transformation comme un simple livre d’histoire. Dans son premier chapitre Karl Polanyi remarquait déjà : « Nous n’entreprenons pas ici un travail historique [a historical work]. Ce que nous cherchons, ce n’est pas une séquence convaincante d’événements saillants, mais une explication de leur tendance [trend] en fonction des institutions humaines. » (Polanyi, 1983, p. 23). Son œuvre est interdisciplinaire du fait qu’elle questionne avec une pertinence forte les hypothèses constitutives notamment de l’économisme au sein de toutes les sciences de l’humain, des sociétés et de leur environnement.

Ses travaux sont essentiels non pas pour sa capacité à prédire l’avenir mais dans celle de fournir des outils-concepts permettant de comprendre tant en deçà qu‘au delà du temps présent (par les évolutions et retournements que connaissent sans cesse les sociétés humaines). Karl Polanyi se situait dans cette perspective critique en affirmant : « Le concept d'un futur qui nous attend quelque part est insensé parce que le futur n'existe pas, ni aujourd'hui ni demain. Le futur est continuellement refait par ceux qui vivent dans le présent. […] Il n'y a aucun futur qui puisse conférer une validité à nos actions dans le présent. »

De multiples façons, en s’appuyant sur des données archéologiques, ethnographiques et historiques variées, Polanyi déconstruit les concepts dominant le main stream du savoir économique. Ce faisant, il produit une appréhension alternative des institutions économiques dans le but de trouver des issues scientifiques et politiques aux dysfonctionnements majeurs des économies et plus généralement des sociétés, et à ce qui lui apparaît une immoralité funeste pour l’à-venir de l’humanité. 

Parmi les outils-concepts que Polanyi nous a légués on peut en retenir cinq qui occupent une position centrale dans son œuvre. À savoir : 

. ceux de transformation et great transformation qui distinguent la première phase de destruction des rapports sociaux anté-capitaliste par la marchandisation et la privatisation du contrôle par la société des processus de production, d’échange et de financement ;

. celui non évolutionniste de modes (ou de principes ou encore de formes) d’interdépendance des activités humaines dits d’intégration économique (à savoir ce que l’on peut traduire comme réciprocité, autosuffisance, concurrence et prélèvement-redistribution) dont on doit en particulier souligner la différence d’avec le concept marxiste de mode de production ; 

. celui d’embeddedness / disembeddedness c’est-à-dire d’émergence et d’autonomie de l’économique par rapport aux dimensions sociales et politiques et à l’inverse d’immersion de l’économique dans celles-ci ;

. celui de marchandise fictive [fictitious commodity], (en l’occurrence la nature, le travail et la monnaie) centrales dans son œuvre et que les économies de marché tentent de faire fonctionner comme des marchandises alors qu’elles ne peuvent pas être produites et circuler comme telles sans mettre en péril l’existence même des sociétés humaines ;

. ceux de « place de marché » et de « port de commerce » pour scinder en deux grandes catégories antithétiques les types d’organisation des échanges.

À cela s’ajoute une analyse en termes monétaires et non en termes de valeur ; ce qui du temps de Polanyi est d’une grande originalité et modernité.

Une difficulté pour découvrir les concepts polanyiens et les restituer tient à ce que leur élaboration est peu argumentée théoriquement car c’est surtout à travers des exemples qu’ils apparaissent en étant mis en pratique. Mais son œuvre peut/doit aussi être comprise comme un instrument séminal grâce à l’invention de concepts qu’il est possible d’appliquer et de discuter au-delà des exemples initialement traités ; y compris pour les interroger au vu de connaissances factuelles nouvelles. L’introduction et la postface de la nouvelle édition en français de Trade and Market parue en 2017 à l’initiative de Michele Cangiani et Jérôme Maucourant l’illustrent, tout comme cela avait été fait par Maurice Godelier lors de la première édition française en 1974. 

Polanyi illustre de multiples façons comment penser le fonctionnement d’un économique immergé dans des ensembles faisant société ou au contraire émergé de ceux-ci, à un degré tel qu’il en paraît autonome. Les informations archéologique, historique et ethnographique qu’il mobilise contredisent l’affirmation d’une universalité des logiques de concurrence, de propriété privée, de fongibilité monétaire, tout autant que les impératifs de rareté. 

Un de ses concepts parmi les plus originaux est celui d’intégration économique et en particulier celui qu’il désigne comme « principe de réciprocité ». Il inclut les pratiques de partage et manifeste une affinité avec les travaux sur les pratiques solidaires de l’économie et les communs, menés essentiellement depuis les années 1970, donc postérieurement au décès de Polanyi. 

La raison qui vient le plus spontanément à l’esprit pour expliquer son succès actuel réside dans la force et la pertinence de ses concepts pour rejeter l’économisme. Ainsi, pour tous ceux et toutes celles qui s’opposent au retour de l’hégémonie de la concurrence des intérêts privés et de la propriété privée à une échelle planétaire, de la domination de l’hyperfinanciarisation, à la forte montée des inégalités économiques de revenus et de patrimoines et aux effets néfastes du « système » sur les humains et leur environnement, son œuvre, largement inspirée par son analyse des causes et des séquelles de la crise de 1929 héritière de la transformation du XIX e siècle, fournit une vision adéquate à leurs objectifs critiques mettant en cause le fondamentalisme du Marché.

Deux autres raisons, plus ambiguës, de sa notoriété peuvent être avancées. La première raison provient d’une lecture contemporaine superficielle du néolibéralisme comme pensée anti-étatiste. La Grande Transformation de Karl Polanyi peut devenir aussi un outil adéquat pour penser la centralité de l’État dans l’émergence du néolibéralisme. 

Une autre raison de son succès tient à certaines interprétations d’une partie de son œuvre, en l’occurrence de son concept clef pour analyser et différencier les systèmes économiques : les formes ou modes d’intégration économique. Celles désignées comme « réciprocité », « prélèvement-redistribution » et « marché », sont généralement comprises comme des modes de circulation des biens et services. Chez Karl Polanyi, la catégorie « marchandise fictive » est appliquée non seulement à la force de travail mais aussi à la monnaie et à la terre, qui, chacune à leur manière ont la spécificité de ne pas être produites pour être vendue. Cela permet d’inclure la nature et donc les éléments environnementaux. 

En affirmant une concomitance des trois principes (réciprocité, marché, redistribution) au sein d’une même société, Karl Polanyi tout à la fois dépasse une simple classification des sociétés humaines et rejette une lecture évolutionniste de leurs changements. Ces principes peuvent être compris comme des préceptes, des idéaux ou des systèmes de justification permettant d’organiser les sociétés humaines. 

Dans un texte qui garde pour nous une singulière actualité [Universal Capitalism or Regional Planning ?, The London Quaterly of World Affairs, janvier 1945, p. 1-6.], Karl Polanyi développe une réflexion pour une nouvelle organisation du monde qui se met en place avec les accords de Bretton Woods de 1944. Remarquons ici que l’époque est alors fortement marquée par deux évènements sans nul doute parmi les plus marquants pour les mémoires au milieu du XX e siècle : les bombardements nucléaires au Japon et les camps d’extermination. Les deux sont alors vécus comme des risques d’extinction de la civilisation voire de l’espèce humaine. On peut comparer leur impact politique à la question actuelle de l’environnement, du danger d’implosion de la finance et de la guerre en Ukraine. 

Selon l’auteur de La Grande Transformation il y a trois maladies endémiques en Europe : « le nationalisme intolérant, la fragmentation de la souveraineté et la non coopération économique ». Toutes trois sont des conséquences inévitables de l’autorégulation marchande dans une région du Monde où les différentes « races » et nations sont inextricablement mêlées.

Pour Polanyi, l'alternative nécessite que la finance soit subordonnée aux développements des économies réelles. À cette condition pourra prévaloir la logique d'un développement humain durable (car juste) tourné vers la production des richesses réelles.

On peut reconnaître dans l’œuvre de Polanyi un projet de société élaboré à travers une mobilisation de connaissances historiques et anthropologiques et reconnaissant tant les droits collectifs que ceux de chacun et, à travers lui, de penser le futur non comme ce qui adviendra mais comme un à-venir que les humains construiront.

(1) Sa critique du Marché a surtout été retenue. Ill convient de ne pas oublier celle sous-jacente de la technique. Deux livres récents manifestent l’approche critique de la technique par Karl Polanyi en republiant un de ses textes : « La mentalité de marché est obsolète ! » [Version originale, « Our Obsolete Market Mentality », Commentary, 3, p. 109-17, 1947], nouvelle traduction de l’anglais par Laurence Collaud parue chez Allia en 2021 et Nadjib Abdelkader, Jérôme Maucourant et Sébastien Plociniczak, 2020, Karl Polanyi et l’imaginaire économique, Le Passager clandestin, ouvrage qui réunit et commente des extraits de textes de l’auteur. Voir aussi : Karl Polanyi, « La liberté et la technique, 1955 », Chapitre 40 des Essais de Karl Polanyi, éd. du Seuil, 2002. « Freedom and technology », texte dactylographié, sans date, mais écrit pour une conférence tenue à l’université du Minnesota, le 27 novembre 1955 [reproduit dans https://sniadecki.wordpress.com/2014/03/02/polanyi-technique/].