Karl Polanyi, L’imaginaire économique.


Note de lecture, par Bernard Drevon - Les amis de Thorstein Veblen - Lyon

Nadjib Abdelkader, Jérôme Maucourant et Sébastien Plociniczak, Karl Polanyi et l’imaginaire économique, Paris, Le Passager Clandestin, collection « Précurseur.ses de la décroissance », 2020 - ISBN 978-2-36935-241-9 (126 p. 10 euros).

    Soulignons d’emblée le très grand intérêt de cet ouvrage qui présente de façon très claire la vie, l’oeuvre et les principaux aspects de la pensée de cet auteur souvent cité, mais finalement peu lu dans le texte.

    L’actualité de sa pensée doit être soulignée et cet ouvrage contribue pleinement à la faire connaître. Son premier apport est de considérer que l’intégration des éléments principaux constitutifs de la vie humaine à la logique marchande et capitaliste sans entrave soient le travail, la nature et la monnaie au XIX ° (puis pour nous à nouveau tendanciellement à partir des années 1980), constitue une rupture anthropologique majeure, porteuse de dérèglements pouvant conduire à des catastrophes économiques, sociales, politiques et écologiques à l’image de la crise de 1929 (et pour nous celle de 2008, de la pandémie et du réchauffement climatique). Il peut donc contribuer à une analyse des conséquences de la marchandisation du travail (inégalités, précarité), et de la crise écologique qui est déjà patente (application des critères de rentabilité, surexploitation, non prise en compte des externalités).
    Il conduit aussi une analyse critique de la monnaie comme support de spéculations dissolvant la stabilité économique, politique et sociale. Cette transformation de la monnaie en « marchandise fictive » s’est depuis considérablement approfondie et a été le moteur de la financiarisation de nos économies.  Ce caractère fictif est bien illustré de nos jours par l’immense création monétaire par les Banques centrales et l’existence de taux d’intérêt négatifs comme ultime recours à la poursuite de l’accumulation ce que Polanyi ne pouvait pas imaginer à son époque !
    Polanyi questionne donc les bienfaits d’une croissance indéfinie sous l’impulsion de la quête de l’élargissement continu de la sphère marchande, produisant enrichissement des uns et dégradation des conditions de vie d’une fraction croissante de la population en l’absence de règles et de  la prise en compte de l’intérêt commun et des besoins du plus grand nombre.
    De plus, au plan méthodologique, il montre que l’étude des questions économiques ne peut être dissociée de celles des systèmes institutionnels et culturels dans lesquels s’inscrivent les pratiques de production, de répartition des  revenus et de consommation. Tout comme T. Veblen, il s’inscrit dans une approche institutionnaliste des phénomènes économiques, refusant l’approche dominante qu’il qualifie de « formelle », reposant sur des hypothèses de comportement simplificatrices, réfutables et an-historiques.
        Il pourra être utile de compléter sa réflexion par une étude du néolibéralisme contemporain qui se montre plus actif en matière d’interventions publiques que le libéralisme classique pour instituer une société pleinement soumise aux lois du marché.
    Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons que conseiller cet ouvrage clair, court (120 pages) donnant accès également à certains textes originaux de Karl Polanyi présentés en seconde partie.


    Après une brève présentation de sa biographie (1886—1964), un premier chapitre nous introduit à son itinéraire intellectuel, celui « d’un libre penseur dans la « vie du monde ».  En effet, il traverse les temps les plus troublés que l’Europe a connu de la fin du XIX° au début du XX ° siècle. Sa jeunesse se déroule à Budapest dans un milieu initialement aisé et culturellement favorisé (sa mère tient un salon littéraire fréquenté par des intellectuels, son père est entrepreneur). Etudiant engagé, il se passionne pour les questions économiques et sociales. Il doit quitter Budapest pour « Vienne la rouge » en 1919 où règne une grande effervescence politique. Il s’oriente vers le socialisme démocratique et critique les orientations autoritaires que prend la révolution russe (procès de Moscou - 1922). Il s’y mariera en 1923 avec Ilona Duczynska, jeune révolutionnaire hongroise exclue du parti communiste pour ces prises de position anti-autoritaire et exilée à Vienne (dont il aura une fille Kari). Il doit s’exiler en 1933 pour l’Angleterre, puis en 1940 pour les Etats-Unis. C’est durant cette période qu’il rédige La grande transformation. Il se fixera finalement sur le continent américain (enseignement à Columbia), finissant sa vie au Canada à Pickering car son épouse est interdite de séjour aux USA, tout en gardant des liens étroits avec Columbia.
    «Sa vie illustre son attachement viscéral à la liberté et sa quête d’une société démocratique qu’il qualifie de socialiste. »
    Le second chapitre intitulé « Substantivisme contre économisme » s’attaque à la « vision économique du monde » imposée par d’une part le modèle dominant, qualifié de néoclassique par Thorstein Veblen, celui de l’homo oeconomicus, mais aussi d’autre part par le marxisme. Cet imaginaire économique ne s’imposerait qu’au XIX ° siècle et viendrait constituer un obstacle à la résolution des problèmes qui se posent à l’humanité dès cette période (les années 30) et qui vont en s’aggravant de nos jours. En effet, s’impose l’idée qu’une science économique bien conduite et assimilée permettrait de lutter contre la rareté en comptant sur la capacité des marchés interconnectés à assurer le meilleur pour l’humanité à condition de les laisser libres de règles contraignantes entravant leur fonctionnement. Libre échange, libéralisation des marchés financiers, concurrence généralisée deviennent l’alpha et l’omega des politiques publiques. Cette approche repose sur une conception qualifiée de « formelle » de l’économie. Il s’agit en effet d’une « forme » de raisonnement logique reposant sur des hypothèses restrictives et des conditions abstraites : l’être humain est rationnel et égoïste, la concurrence est libre et parfaite, les prix se fixent sur des marchés et orientent les comportements dans un univers de rareté. La science économique ainsi définie se réduit à une axiomatique du choix dans un univers de rareté, aisément « formalisable » sous forme mathématique et proche de la physique classique. Ceci lui confère un caractère séduisant pour les décideurs politiques qui vont demander aux experts des recettes de politique publique pour gérer au mieux.
    Cette approche va profondément marquer les imaginaires et la culture contemporaine d’autant que le modèle alternatif, le marxisme contribuera longtemps à imposer l’idée que les comportements et les changements sociaux seraient in fine toujours déterminés par les intérêts économiques opposant les classes sociales. 
    Polanyi réfute ces postulats et souhaite promouvoir une approche qu’il qualifie de « substantive ». Loin de se désintéresser des phénomènes économiques, il souhaite les approcher dans leurs complexités et leurs spécificités à chaque époque et dans chaque société historique en les réintégrant dans leur contexte social et institutionnel.  Bien entendu, les hommes ont été toujours dans la nécessité d’assurer leur subsistance en établissant des rapports avec la nature et des relations sociales de coopération ou de compétition. Mais ils ne l’ont pas fait en appuyant sur des marchés, généralement limités à des biens particuliers et corsetés par des règles morales, juridiques issues de la tradition propre à chacune de ces sociétés. Ainsi pour lui l’organisation des activités économiques est « encastrée » (embedded) dans l’organisation sociale et strictement limitée dans son expansion jusqu’à une période récente dans l’histoire de l’humanité.
    L’économie substantive se penche donc sur les modalités de satisfaction des besoins fondamentaux dans les différentes formes de sociétés s’étant succédé dans l’histoire ou cohabitant à un même moment : production, répartition, consommation. Il constate que quatre principes de comportement (ou d’intégration) peuvent exister : la réciprocité qui engendre l'échange sous forme de dons entre groupes organisés sur un mode symétrique (clans, tribus, groupes parentaux, voisinage), la redistribution fondée sur l’existence d’institutions centralisées comme des Etats (impôts, prestations dans les grands Empires, protection sociale dans nos sociétés), l’autarcie au sein de groupes domestiques (seigneurie, villages) ; l’échange sur des marchés plus ou moins concurrentiels déterminant des prix orientant les comportements. Ces formes d’intégration cohabitent généralement, mais peuvent être plus ou moins prédominantes . Ainsi dans les sociétés pré-modernes, la réciprocité peut gouverner l’essentiel des échanges (voir Marcel Mauss dans L’essai sur le don - 1923), ce peut être la redistribution dans certains grands empires (Incas) alors que nos sociétés ont laissé les marchés se « désencastrer » et gouverner une bonne part de la vie sociale.
    Dans les sociétés pré-modernes, les marchés peuvent exister à la marge et des mécanismes de fixation des prix également, mais ces prix sont généralement sous contrôle du corps social (tradition, morale, religion, instances de contrôle étatique). Tout dépend du cadre institutionnel, des rapports sociaux, de l’organisation étatique, des traditions et croyances. Il est inenvisageable d’appliquer à ces sociétés le cadre explicatif de l’économie formelle.
    Le troisième chapitre s’intitule « La transformation libérale du XIX °siècle comme matrice de notre modernité ». Pour Polanyi, il se produit une rupture fondamentale dans le champ culturel. Polanyi insiste sur l’opposition entre « l’amélioration » presque miraculeuse des instruments de production (le progrès technique et ses effets) et ses effets délétères sur ce qui dénomme « l’habitation » du peuple, à savoir la vie du citoyen ordinaire, provoquant une « véritable dislocation catastrophique de la vie du peuple. » Il théorise donc la contradiction entre l’obsession pour la croissance des classes dominantes et la dégradation des conditions de vie des classes populaires en termes qualitatifs et éthiques au XIX° et durant les grandes crises comme la crise de 1929.
    Ceci est en lien étroit avec le quatrième chapitre portant sur les « marchandises fictives ». Le capitalisme dans son développement engendre une « société de marché » en s’emparant d’éléments fondamentaux de la vie et des activités humaines : le travail, la nature et la monnaie. En effet, la privatisation des terres et la suppression des servitudes féodales favorables aux pauvres transforme la nature en marchandises. De même, la formation d’un marché du travail soumet les travailleurs aux fluctuations du salaire et de l’emploi. Enfin, la monnaie devient aussi une pseudo-marchandise avec à son époque l’étalon-or. L’intérêt de cet ouvrage sur Kark Polanyi est d’insister sur la formation d’un imaginaire spécifique autour de la croissance infinie et dans la capacité des marchés interconnectés de produire du bien-être et de la stabilité économique et sociale.
    En effet, les marchandises authentiques sont des biens et des services produits pour être vendus, alors que c’est en vertu d’une « fiction sociale » qu’on traite travail, monnaie et nature comme si ces éléments étaient effectivement des marchandises. Le changement n’est en rien anodin car ce sont les éléments constitutifs de la vie, de « l’habitation » et de la civilisation qui sont de ce fait soumis à des logiques marchandes et capitalistes, objets de spéculation, et valorisables selon le principe de rentabilité. Ceci conduit potentiellement à des catastrophes sous forme de crises qui font s’effondrer certains prix comme le salaire, ou à long terme à la surexploitation de la nature, potentiellement à sa destruction (voir réchauffement climatique par ex.).
    De plus l’interconnexion des différents marchés des biens, du travail, de la nature (pétrole, charbon, terres agricoles, etc.), de la monnaie crée une « société de marché » qui aboutit au « désencastrement » des activités économiques des contraintes sociales et morales qui en limitaient leur expansion illimitée. Cette institution volontaire des marchés par la transformation du droit et des politiques est le fruit de la conversion des élites aux bienfaits du libéralisme au XIX ° dans les grands pays occidentaux.
    Mais loin d’aboutir à une harmonieuse autorégulation, cette  première expérience libérale aboutit à une catastrophe sociale dans les années 1930 conduisant à la guerre et aux totalitarismes nazis, fascistes et stalinien dont la caractéristique est de chercher à ré-encastrer l’économie en prétendant lutter contre les effets délétères des logiques marchandes aux prix de souffrances pires encore.

Conclusion

    La grande transformation consistera en la reprise en main des marchés après la Seconde Guerre Mondiale : nationalisations, vaste secteur public, politiques fiscales, budgétaires, monétaires, salaires minima, mesures inspirés par J.M. Keynes non sans un certain succès, mais aux prix d’une surexploitation de la nature et des pays périphériques. Mais l’on peut revenir à Polanyi en constatant que les acquis de cette période ont été dilapidés dans les années 1980. La vague néolibérale a consisté à la dérégulation à marche forcée des marchés financiers, du travail, des biens et services aboutissant à la croissance des inégalités, à l’instabilité croissante des économies et des sociétés (crise de 2008), à la domination sans partage des logiques financières. Les menaces qui pèsent sur notre devenir sont aussi écologiques sous forme du réchauffement climatique et de fin de la biodiversité. La situation actuelle de  pandémie en est une illustration particulièrement douloureuse. Saurons-nous nous emparer de la pensée de Polanyi pour reprendre en mains nos destins ?

Ecrits de Karl Polanyi en français :

La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 2009
Essais de Karl Polanyi, Seuil, 2008
La subsistance de l’homme. La place de l’économie dans l’histoire et de la société, Flammarion, 2011
Commerce et marché dans les premiers empires. Sur la diversité des économies, Le bord de l’eau, 2017