D’un institutionnalisme à un autre

Commentaires sur « Des marchés au Marché, d’une transformation à une autre », postface d’Alain Guéry à « Polanyi, Arensberg et Pearson, 2017, Commerce et marché dans les premiers Empires - Sur la diversité des économies, Paris, Le bord de l’eau »

Olivier Brette
INSA Lyon, Université de Lyon / CNRS Triangle, UMR 5206

Il me revient le privilège et l’honneur de soumettre à la discussion quelques commentaires sur le texte d’Alain Guery (2017).
Je voudrais d’abord saluer le choix, particulièrement heureux à mon sens, qui a été fait de confier à Alain la postface de la réédition de Commerce et marché dans les premiers Empires. Ceci pour deux raisons au moins. En premier lieu, il faut rappeler ici qu’Alain Guery est non seulement un éminent historien mais qu’il est aussi un très fin connaisseur de l’économie institutionnaliste, un courant de pensée économique dans lequel s’inscrit notamment l’œuvre de Karl Polanyi. Ce double champ d’expertise permet à Alain d’apprécier l’importance des enjeux, tant disciplinaires qu’interdisciplinaires, dont est porteur le projet mis en œuvre par Polanyi et ses coauteurs. En second lieu, il faut souligner combien est fécond le regard qu’Alain Guery, historien des rapports entre économie et politique à l’époque moderne, porte sur cet ouvrage dédié principalement à l’économie des sociétés primitives et antiques. Particulièrement stimulante est la mise à l’épreuve de certains choix méthodologiques de Polanyi, qui conduit Alain à mettre en exergue une sorte de point aveugle dans l’analyse polanyienne, qui s’étend, en Europe, du bas Moyen Âge à la seconde moitié du XVIIIe siècle. Durant cette période nous dit Alain Guery, « [l]es marchés sont bien restés enchâssés dans le reste de la civilisation, au point même d’y être en symbiose, mais cela leur a permis de diffuser des règles nouvelles, plus simples et plus générales, qui ont mené à une première transformation, de plus longue durée, à laquelle Polanyi n’avait pas pensé, plus attentif aux sociétés plus lointaines dans le temps et l’espace que celles où s’est jouée sa Grande transformation » (p. 457).


La thèse d’Alain Guery ne remet pas radicalement en cause le schéma polanyien. Cependant, elle en éclaire certaines limites, qu’il convient de dépasser pour comprendre quelques-uns des ferments essentiels du déploiement du capitalisme industriel et du projet de « société de marché » qui l’a accompagné, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. En effet, l’Europe du Moyen Âge et de l’Ancien Régime met en branle des processus économiques, sociaux et culturels qui méritent que l’on s’y arrête sérieusement pour saisir les conditions de production du capitalisme libéral et les modalités de transition entre les systèmes économiques antiques et contemporains.

Je ne discuterai pas à proprement parler la thèse d’Alain Guery à laquelle je souscris. Je souhaiterais en revanche mettre en exergue certaines de ses implications méthodologiques et suggérer quelques pistes susceptibles de nourrir le programme de recherche sur lequel elle débouche. Pour ce faire, je propose d’interpréter la proposition d’Alain, c’est-à-dire rendre compte d’une première transformation dans le développement des relations marchandes dans l’Europe du bas Moyen Âge et de l’Ancien Régime, à l’aune d’une double référence tirée du champ de l’économie d’une part, de l’histoire d’autre part. Il s’agira, par là même, de montrer que les voies de recherche ouvertes par Alain gagneraient à mobiliser un autre institutionnalisme économique – celui de Thorstein Veblen – qui est complémentaire à celui de Polanyi, ainsi que certains travaux développés dans le champ de l’histoire sociale – ceux d’Edward P. Thompson –, qu’Alain ne cite pas explicitement dans sa postface mais qui me semblent très cohérents avec son intention.

Le programme de recherche esquissé par Alain Guery (2017) dérive, me semble-t-il, de la mise en évidence des limites d’une approche comparative entre des sociétés très éloignées dans le temps (les sociétés antiques et les sociétés contemporaines), qui ne rendrait pas raison des processus de transition des unes aux autres. Cette critique méthodologique fait écho au projet de refonte de la science économique élaboré par Veblen à l’extrême fin du XIXe siècle. En effet, celui-ci entend jeter les bases d’une « économie évolutionniste » conçue comme la « théorie d’une séquence cumulative d’institutions économiques formulée en termes de son propre processus » (Veblen 1898, p. 77). Dans cette perspective, il s’agit de considérer que « chaque situation nouvelle est une variation de ce qui s’est passé avant elle et contient comme facteurs causaux toutes les conséquences de ce qui s’est passé avant » (Veblen 1909, p. 242). La question de la transition devient alors centrale. Notons que cette conception continuiste de l’évolution des sociétés n’exclut pas la survenue de changements majeurs, en particulier sous la forme d’effets de seuil résultant des manifestations cumulatives de petites variations. Pour Veblen, le siège de la continuité d’une société se situe notamment dans ses institutions qu’il définit comme « des habitudes de pensée établies et communes à la généralité des hommes » qui peuplent cette société, ou du moins communes à une partie importante d’entre eux  (Veblen 1909, p. 239). La dynamique des institutions, c’est-à-dire la formation, la diffusion et le changement des modèles mentaux communément partagés dans une société, devrait donc constituer l’objet principal de la science économique que Veblen appelle de ses vœux.
Disons le d’emblée, le projet de Veblen est, dans l’ensemble, demeuré une « promesse non tenue », pour reprendre la formule de Malcolm Rutherford (1998), y compris au sein de l’économie institutionnaliste qui se revendiquait pourtant de lui. En réalité, c’est peut-être dans le champ de l’histoire économique et sociale – d’une certaine histoire économique et sociale du moins – qu’ont été produits les travaux les plus conformes au programme de recherche que Veblen avait conçu pour l’économie, sans que les auteurs de ces travaux ne les inscrivent délibérément dans son héritage. La proposition d’Alain Guery constitue une bonne illustration de cette cohérence de fait entre certains travaux historiques et l’institutionnalisme économique de type veblenien. Il me semble, en effet, que l’institutionnalisation du marché, entendue comme la diffusion et la structuration sociale progressives des habitudes de pensée marchandes, est la caractéristique principale de la première transformation mise en exergue par Alain Guery et partant la question centrale de l’analyse qui devrait en être faite. Elle est le vecteur principal de l’extension des marchés au-delà des marges géographiques, coutumières et culturelles des aires de civilisation où ils se sont d’abord manifestés, que ce soit aux « marches » de l’Empire romain ou de la Chine (p. 439). Saisir l’institutionnalisation du marché, c’est identifier les processus expérientiels et mentaux par lesquels, pour citer Alain Guery, « quand commence la révolution urbaine en Europe occidentale, au bas Moyen Âge, et que l’usage de leurs marchés devient fondamental pour les cités, […] une civilisation nouvelle apparaît et se développe autour de la place du marché » (p. 457). C’est aussi comprendre comment les milieux savants en sont venus à forger des représentations abstraites et générales du Marché à partir d’une appréhension des relations marchandes concrètes et locales (p. 452). C’est également rendre compte des conditions de réception de ces idées par les élites politiques et/ou économiques et par les autres groupes sociaux, populaires notamment, qui constituent la société. A cet égard, Alain relève (p. 447) que « les paysans, qui sont très longtemps l’écrasante majorité de la population en Europe, particulièrement en France, ne font aucune confiance aux marchés », n’y intervenant que sous la contrainte ou la ferme incitation de quelque autorité. Dès lors, l’un des enjeux principaux de l’analyse est de rendre raison de cette résistance populaire aux marchés, d’en comprendre les ressorts culturels ou coutumiers, et d’analyser les modalités de son affaiblissement progressif, qui relèvent in fine d’un processus d’acculturation. En la matière, on peut notamment s’en remettre aux travaux de l’historien britannique Edward P. Thompson, qui a mis en évidence la tension qui a caractérisé l'émergence du capitalisme industriel, en Angleterre au XVIIIe siècle, entre « l'économie morale des pauvres » et les principes de la nouvelle économie politique du libre marché. Thompson (1991, p. 65) souligne ainsi que « le processus capitaliste et les comportements coutumiers non économiques se sont affrontés dans un conflit déterminé et conscient, en suscitant, par exemple, des résistances aux nouveaux modèles de consommation (les 'besoins'), aux innovations techniques ou aux formes de rationalisation du travail qui menaçaient les usages coutumiers, voire l'organisation familiale des rôles productifs ». Et de conclure : « [n]ous pouvons ainsi lire une bonne partie de l'histoire sociale du XVIIIe siècle comme une succession de confrontations entre une économie de marché innovante et l'économie morale coutumière de la plèbe ».

Un des apports du travail de Thompson est ainsi de montrer que la diffusion des idées économiques libérales savantes ne s’est pas faite dans un milieu vierge de toute habitude de pensée économique. Les pratiques économiques du peuple, y compris dans leurs manifestations turbulentes comme les émeutes frumentaires, étaient sous-tendues par « une vision traditionnelle cohérente des normes et des obligations sociales, des fonctions économiques propres aux différents acteurs de la communauté qui, prises ensemble, peuvent être considérées comme constituant l'économie morale des pauvres » (Thompson 1971, p. 254). Si cette notion d’« économie morale » a été beaucoup discutée, voire critiquée, elle a, me semble-t-il, le mérite d’éclairer les institutions, au sens veblenien du terme, qui sous-tendent et structurent la façon dont les relations économiques quotidiennes sont négociées entre les différentes classes de la société d’Ancien Régime, institutions que la diffusion des idées économiques libérales est venue heurter. Ainsi, comme le souligne Alain (p. 454), une histoire intellectuelle de la pensée économique « ne permet pas, à elle seule, de restituer ce qui a été effectivement vécu ni même ce qui a été perçu des problèmes considérés à tous les niveaux de la société ». Aussi ardue et incertaine soit l’entreprise, il faut donc s’employer à reconstituer les habitudes de pensée économiques répandues dans les sociétés du passé, et ce dans la plus large diversité de leurs expressions. Les travaux de Thompson ouvrent en la matière des voies historiographiques originales et fécondes, qui lui permettent de montrer comment les institutions économiques émergent à partir de l’expérience vécue communément par des groupes d’individus dans des sphères d’activités sociales très variées – cf. par exemple le rôle ambigu qu’il reconnaît au méthodisme dans la formation de la classe ouvrière anglaise (Thompson 1963). Thompson rend ainsi implicitement justice à l’argument de Veblen (1908, p. 39) selon lequel « l’individu qui est sujet à l’habituation est, à chaque fois, un seul et même agent individuel, si bien que tout ce qui l’affecte dans une forme quelconque d’activité aura nécessairement quelque effet sur lui dans l’ensemble de ses différentes activités ». Finalement, on retrouve ici la thèse centrale de Polanyi selon laquelle « [l]'économie de l'homme est en général immergée dans ses relations sociales » (Polanyi 1947, p. 509).

Quelles conclusions tirer de ces quelques commentaires ?
D’une part, la possibilité et, je crois, l’intérêt de resituer le projet de Polanyi dans un programme de recherche interdisciplinaire au long cours, dans lequel s’inscrit une diversité de travaux économiques et historiques qui, tout en partageant des principes fondamentaux communs, mobilisent des cadres méthodologiques et conceptuels variés, qu’il est fécond de confronter, de faire dialoguer et si possible d’hybrider.
D’autre part, la reconnaissance du fait que ces divers travaux ont des choses utiles et, dans une certaine mesure, différentes à nous apprendre sur le monde d’aujourd’hui : qu’il s’agisse, en suivant l’analyse comparative de Polanyi, de « dénaturaliser » les institutions économiques contemporaines et d’ouvrir le champ des possibles en termes d’organisation économique de nos sociétés ; ou qu’il s’agisse avec Veblen, Thompson et, si je l’ai bien lu, Alain Guery, de retracer l’évolution des habitudes de pensée économiques dans l’histoire longue des sociétés, pour mieux comprendre ce qu’il en reste aujourd’hui et peut-être, espérons-le, trouver dans cet héritage quelques ressorts pour l’action.


Références
Guery, Alain, 2017, « Des marchés au Marché, d’une transformation à une autre », postface à Polanyi K., Arensberg C.M. et Pearson H.W. (éd.), Commerce et Marché dans les premiers Empires - Sur la diversité des économies, Paris, Le bord de l’eau, pp. 435-460.
Rutherford, Malcolm, 1998, « Veblen’s Evolutionary Programme : A Promise Unfulfilled », Cambridge Journal of Economics, 22 (4) : 463-477.
Polanyi, Karl, 1947, « Our Obsolete Market Mentality » ; trad. franç. « La mentalité de marché est obsolète ! », dans Polanyi K., 2008, Essais de Karl Polanyi, textes réunis et présentés par M. Cangiani et J. Maucourant, Paris : Seuil, pp. 505-519.
Thompson, Edward P., 1963, The Making of the English Working Class ; trad. franç. La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris : Seuil, Coll. Points, 2012.
Thompson, Edward P., 1971, « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century » ; trad. franç. « L’économie morale de la foule anglaise au XVIIIe siècle », dans Thompson E.P., 2015, Les usages de la coutume, Paris : EHESS/Gallimard/Seuil, pp. 251-329.
Thompson, Edward P., 1991, «Introduction : Custom and Culture » ; trad. franç. « Coutume et culture », dans Thompson E.P., 2015, Les usages de la coutume, Paris : EHESS/Gallimard/Seuil, pp. 331-428.
Veblen, Thorstein B., 1898, « Why Is Economics Not an Evolutionary Science ? », dans Veblen T.B., 1990, The Place of Science in Modern Civilization and other Essays, New Brunswick, London : Transaction Publishers, pp. 56-81.
Veblen, Thorstein B., 1908, « The Evolution of the Scientific Point of View », dans Veblen T.B., 1990, The Place of Science in Modern Civilization and other Essays, New Brunswick, London : Transaction Publishers, pp. 32-55.
Veblen, Thorstein B., 1909, « The Limitations of Marginal Utility », dans Veblen T.B., 1990, The Place of Science in Modern Civilization and other Essays, New Brunswick, London : Transaction Publishers, pp. 231-251.




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