Cédric Hugrée, Alexis Penissat, Alexis Spire, Les classes sociales en Europe, Tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent, L’ordre des choses, Agone, 2017


     Les auteurs nous proposent un ouvrage original qui entend renouer avec une approche en termes de classes sociales en l’appliquant à l’échelle européenne.  Ils entendent d’une part renouer avec une approche théorique  définissant les classes par leurs diverses dimensions, refusant de les réduire à une simple échelle de revenus et de patrimoines mais en intégrant les conditions d’emploi et de travail, les styles de vie, les conditions de logement, les pratiques culturelles et de loisirs. D’autre part, ils s’appuient sur de nombreuses données empiriques tirées de 4 grandes enquêtes européennes harmonisées et sur l’existence depuis 2014 d’une classification socioprofessionnelle en Europe appelée European Socio-Economic Group (Eseg) adoptée en 2016 par Eurostat.  L’Eseg distingue sept groupes socioprofessionnels (cadres dirigeants ; professions intellectuelles et scientifiques ; professions intermédiaires salariées ; petits entrepreneurs (non salariés) ; employés qualifiés ; ouvriers qualifiés salariés ; professions salariées peu qualifiées) que l’on peut regrouper en trois classes (populaire, moyenne, supérieure).

   A première vue, on pouvait penser que la formation d’un grand marché et la diffusion des NTIC induiraient une convergence des structures des différents pays. Mais l’absence d’harmonisation des droits du travail et des politiques de redistribution à l’échelle européenne, la libre circulation des capitaux et des marchandises incitent les firmes à jouer des avantages comparatifs des différents territoires. D’où la redistribution des activités économiques sur le territoire européen en fonction des coûts du travail, de la qualification de la main-d’œuvre et des législations nationales.
     Schématiquement on peut opposer une Europe du Sud et de l’Est où les classes populaires sont les plus importantes, à une Europe du Nord et de l’Ouest où les classes moyennes et supérieures ont un poids considérable.  Dans les pays du Nord et de l’Ouest l’essentiel de l’activité se trouve concentré dans le tertiaire (notamment haut de gamme et non marchands). Dans les pays d’Europe centrale et orientale et les pays baltes, la production industrielle occupe entre 20 et 30 % des actifs ce qui est lié aux vagues successives de délocalisations. Enfin les pays du Sud  qui ont vu régresser leurs industries avec la crise, présentent un tertiaire peu qualifié (commerce, transport, services aux particuliers) et un secteur agricole encore important.
    
     Après une riche introduction,  l’ouvrage dresse le portrait des trois classes sociales. Les classes populaires représentent 43 % des actifs européens. Leur position dominée les rend vulnérables à la mondialisation et à l’absence de droit social unifié. Ces classes populaires se trouvent prises en tenaille de part et d’autre du continent : d’un côté celles des pays de l’Est et du Sud sont contraintes d’accepter des bas salaires ou d’émigrer ; de l’autre, celles du Nord et de l’Ouest sont confrontées aux délocalisations et doivent pour conserver leur emploi, accepter la modération salariale et la flexibilité. Le choc lié à la crise de 2008 a aggravé la précarité. Ces classes sont plus exposées au chômage et à des conditions de travail pénibles. Elles partent moins en vacances et leur accès au soins de santé sont moins bons. Leur composition est variable selon les grandes zones : les ouvriers déclinent au Nord et à l’Ouest, alors qu’ils sont surreprésentés à l’Est.
     Les classes supérieures (19 % des actifs) forment le groupe le plus cohérent d’un pays à l’autre, très bien doté en capital culturel, fortement mobile et internationalisé. Il profite à plein de la construction européenne dont il constitue le plus grand soutien politique et idéologique. Les auteurs refusent de les réduire à une oligarchie (les « 1% ») opposée au peuple (les « 99 % »). Les rapports de domination sont plus complexes et leur reproduction tient aux cercles concentriques qu’elles constituent.
     Les classes moyennes (38 % des actifs) forment un ensemble plus hétérogène, composé de sous ensembles aux intérêts divergents (entre secteur public et secteur privé par exemple). Elles se distinguent par leur accès à la propriété immobilière (72 %), leur niveau de consommation, et des pratiques culturelles qui les rapprochent des classes supérieures. Elles constituent un enjeu politique essentiel pour la légitimité de la construction européenne.
     Pour les auteurs la dynamique de convergence des conditions sociales à été mise à mal par la crise et les politiques d’austérité imposées aux pays du Sud, à l’Irlande, aux pays de l’Est. La marche vers une Europe de la connaissance destinée aux cadres et aux professions très qualifiées ne s’inscrit pas dans le réel. Certes, on peut constater un recul des ouvriers et agriculteurs, une forte expansion des cadres et professions intermédiaires et des services d’éducation et de santé également. Mais ce mouvement de tertiarisation n’est pas à sens unique : croissance des emplois de service peu qualifiés – garde d’enfants, aides à domicile, magasiniers, caissières, vendeuses, aides-soignantes.
     Cette réflexion riche de nuances s’achève par un dernier chapitre original qui s’interroge sur les rapports de classe  à l’échelle européenne. Les auteurs soulignent les interdépendances croissantes des sociétés européennes qui favorisent l’expérience des rapports d’inégalités et de domination entre populations d’origines différentes. Les travailleurs détachés polonais des chantiers navals de St Nazaire, les cadres supérieurs français dans l’industrie automobile slovène, tout comme les gardiennes d’enfants de l’Est en Italie en seraient des exemples probants. Les divisions demeurent toutefois importantes, nourries par les mouvements migratoires auxquels elles sont particulièrement exposées. Il y a donc peu de choses en commun entre les classes populaires des différents pays, si ce n’est une position dominée au sein de leurs espaces nationaux respectifs, ce qui rend difficile l’émergence d’un mouvement social européen.
     Enfin, les auteurs composent un tableau particulièrement éclairant des forts décalages au sein d’une même classe sociale selon l’appartenance nationale, ainsi que des inversions de positions lorsque les comparaisons entre classes sont croisées avec le pays : ainsi, le salaire médian des classes supérieures hongroises est nettement inférieur à celui des classes populaires scandinaves.
    
        Le livre dresse un panorama des inégalités entre groupes socioéconomiques en termes de conditions de travail, de revenus, d’éducation, de pratiques culturelles ou encore de mobilité internationale. Il constitue de ce point de vue une ressource de grande valeur pour les nombreuses statistiques qu’il fournit. L’abondance de travaux cités sur des domaines très divers et les illustrations concrètes des phénomènes évoqués en font aussi une référence utile pour tous ceux qui s’intéressent aux questions de classes sociales et d’inégalités en Europe. Il constitue aussi une ressource essentielle pour comprendre les conflits politiques que l’Union Européenne doit affronter depuis quelques années (référendum de 2005, Brexit, nationalismes autoritaires à l’Est…).