Jérôme Maucourant, auteur d’Avez-vous lu Polanyi ?, Flammarion, 2011

Karl Polanyi (1886-1964), une pensée pour le XXIe siècle

Polanyi peut être invoqué comme l’un des inspirateurs du slogan « le monde n’est pas une marchandise ». Une de ses thèses essentielles est que la culture occidentale et le capitalisme triomphant reposent, depuis deux siècles, sur le postulat que la terre, le travail et la monnaie sont des marchandises. Or, généralement, ces « facteurs de production » n’ont pas été produits pour être vendus, à la différence des marchandises ordinaires. Il les définit donc comme des “marchandises fictives”. Cette extraordinaire conception recouvre d’un voile idéologique la réalité de la nature, de l’homme et de la société.
Polanyi développe une conception originale de la monnaie comme une institution permettant d’évaluer et de payer des dettes bien avant l’émergence des marchés, car les dettes ont des origines sociales avant d’être économiques. La dimension politico-symbolique de la monnaie ne disparut pas car très vite se pratiquent des politiques monétaires nationales nécessaires au fonctionnement des marchés. Une fois que les marchés se sont suffisamment développés pour se lier entre eux, ils constituent alors le Grand Marché, système doué de capacités autorégulatrices.

 

Polanyi souligne de ce fait les limites écologiques de l’hybridation entre machinisme et Grand Marché faisant que nous pourrions être conduits non plus à vivre mais à survivre dans un« désert ». En effet, dans cette organisation sociale, tout porte à abuser de la nature traitée comme marchandise, de même d’ailleurs que du travail.
Mais, les crises périodiques du capitalisme libéral témoignent d’un mode de régulation qui trouve ses limites à la fin du XIXème siècle. Ces limites sont le fruit d’un choc entre une utopie et les exigences de la perpétuation d’un système à la complexité croissante. Alors que la politique libérale détruit les protections de l’Ancien régime, organise un mouvement d’expansion des marchés, surgissent spontanément des contre-mouvements de protection sociale, venant certes du prolétariat naissant et de la paysannerie, mais aussi de l’Etat devenu conscient que le fonctionnement concret des marchés exige un appareil réglementaire sophistiqué. La société de marché du XIXème siècle est donc soumise à un double mouvement. Dès lors, les capacités autorégulatrices du Grand Marché s’étiolent et la Première Guerre Mondiale sonne le glas du projet libéral. Les fascismes sont le moyen de perpétuer l’ordre de la propriété privée sans la démocratie politique, obstacle alors essentiel à la reproduction de cet ordre. L’origine du fascisme allemand se trouve ainsi dans l’Angleterre de Ricardo et non dans la réaction de bourgeoisies affolées par le bolchévisme.
Afin d’asseoir son projet de socialisme démocratique, Polanyi use de l’anthropologie et de l’histoire pour montrer que l’échange marchand est une forme d’intégration socio-économique qui ne se suffit jamais à elle-même, et qui doit se combiner avec des principes de redistribution, de réciprocité et de partage domestique. La social-démocratie au XXème témoigne ainsi du succès de l’intégration par la redistribution et l’obsolescence de la « mentalité de marché » semble se dessiner.
Cependant, la fin du soviétisme remet au goût du jour le capitalisme global sous les multiples formes du néolibéralisme. Face à cela, la réémergence de l’économie sociale et solidaire est une forme de contre-mouvement. Comme en 1929, l’issue du double mouvement est la crise de 2008, illustrant la chimère de l’ “auto-régulation”. Si Polanyi fait montre de trop d’optimisme quant au dépassement de la société de marché, les désordres du monde actuel ne contredisent pas ses intuitions. Avec justesse, n’oppose-t-il pas, à l’amélioration technicienne, l’habitation du monde, chose d’autant plus juste après Fukushima et le dérèglement climatique ? Ne nous invite-t-il pas à relire le philosophe de la « vie bonne », Aristote ? Aristote, qui lui a inspiré l’idée que l’économie, en principe, est encastrée dans la société, en condamnant l’illimitation de la quête de l’argent.