Jérôme Maucourant, Beyrouth, le 10 juin 2015.

Synthèse de la table ronde d’économie politique des 8 et 9 juin :
l’économie institutionnelle et la pluralité des capitalisme

J’ai eu le grand l’honneur d’assurer la coordination scientifique de cette table ronde. Je tiens, par la présente, tout d’abord, à remercier Mohamad Salhab pour ce projet de réflexion sur l’institutionnalisme à Beyrouth et pour les moyens que son université et l’AUF ont consacrés à cette fin. Et, je n’oublie pas de remercier Sylvie Devigne pour son concours à cet événement qui lui doit beaucoup.
On sait ce genre d’événements rares dans un temps où le savoir est de plus en plus sacrifié au profit d’autres dimensions jugées prioritaires, en un temps où l’utilité des choses se dissout dans l’unidimensionnalité de l’évaluation mercantile.
Cette table ronde a tenté d’articuler deux préoccupations soudées à la perspective institutionnaliste. La première fut centrée sur l’œuvre de Veblen, ce penseur du début du XXième siècle qui a pensé la nature essentiellement prédatrice du capitalisme en voie de financiarisation, ce capitalisme ou « système des prix » qu’il a su décrire avec une verve remarquable.  Le deuxième préoccupation concerne la logique de capitalismes contemporains où les mécanismes prédateurs sont singulièrement saillants.

 



1. Autour de Veblen : institution, prédation et imitation

 


Olivier Brette identifie et articule les principaux apports de l’œuvre de Thorstein Veblen à la théorie de la valeur économique. Cet auteur a offert des éléments puissants de critique, à l’encontre des différentes traditions de pensée qui ont tenté de justifier la capacité du marché à fournir une mesure objective de la valeur économique. Ayant mis en évidence l’autonomie des valeurs marchandes et leur irréductibilité à d’autres régimes d’évaluation, Veblen a jeté ensuite les bases d’une théorie de la « valeur sociale » et nous invite, par là même, à nous interroger collectivement sur les moyens et les fins de l'organisation économique de nos sociétés.


Bruno Dewailly étudie les mécanismes du champ de la production immobilière au Liban pour montrer que ni la valeur-travail ni la « valeur-substance » ne permettent à elles seules d’expliquer les valeurs des biens immobiliers, ce qui s’inscrit dans le champ d’une nouvelle conception de la valeur initiée par Veblen. L'hypothèse de l’objectivité de la valeur et de la convexité des préférences, en effet, ne résiste pas à certains faits. Dès lors, en suivant les propositions théoriques d’André Orléan (qui tente dépasser les insuffisances supposées de Veblen en la matière), il s’agit de montrer que le jeu marchand et la valeur immobilière s’érigent au travers d'un jeu de conventions, de croyances et d’institutions fondées sur des pratiques mimétiques. Et de se demander alors si un tel objet immobilier ne serait pas désormais devenu un véritable « modèle-obstacle » (au sens de René Girard) au sein de la société libanaise.


Jérôme Maucourant expose la conception que Veblen offre du capitalisme financier qu’il voit naître, régime économique fondé sur de nouvelles pratiques commerciales, financières et bancaires qui s’emparent de la production et nous éloigne du capitalisme de Ricardo et Marx. Quand la finance soumet l’industrie, il faut comprendre comment les représentations collectives aliénantes sont autant d’images agissantes sur la société. Veblen est un savant iconoclaste, un briseur de cette économie des images, secret de la nouvelle forme que prend le capitalisme au début du XXième siècle. Une forme qui, depuis lors, a connu bien des avatars déclinés à l’envi grâce aux multiples progrès techniques, mais une forme qui, pour l’essentiel, demeure un principe toujours organisateur du capitalisme. A cet égard, les dispositifs monétaires et financiers ne peuvent être compris sans l’empire que les vested interests exercent sur le système économique. Veblen soutient que le Système de la Réserve Fédérale est, par excellence, une émanation de ces intérêts établis, véritable machine à produire de l’illusion de façon à opérer des transferts de richesses au profit de la perpétuation d’un pouvoir de classe.


Mohamad Salhab fonde sa réflexion sur un ouvrage de Veblen, paru en 1917, intitulé « La nature de la paix et les conditions de sa préservation » (non traduit en français). Veblen y développe ses analyses sur les causes de la guerre et les conditions d'institution d'une paix durable. Il revient ainsi sur les éléments de bellicosité propres aux nationalismes et impérialismes. Plus encore, il démonte d’autres foyers de bellicosité à l’œuvre dans ce qu’il nomme « système des prix », c’est-à-dire le capitalisme lui-même. À plusieurs égards, ces analyses de Veblen demeurent d'une grande actualité.

2. Un siècle après Veblen : l’actualité du système prédateur


Fabrice Balanche estime que le « capitalisme des copains » s’est épanoui au Moyen-Orient, car il est en phase avec les systèmes politiques patrimoniaux et l’organisation sociale dont découlent naturellement les pratiques économiques : orientation vers les services, qui demandent peu d’immobilisation de capital, crainte de l’Etat prédateur et appui sur la structure familiale. Ce type de capitalisme favorise les oligopoles et bloque l’ascension des petits entrepreneurs. Dans le cas syrien, il apparaît comme un système transitoire entre l’économie dirigiste et le capitalisme libéral, sans que nous puissions évaluer la durée de cette période transitoire et s’il aboutira véritablement à l’utopie libérale.


Akram Kachee étudie des facteurs économiques à l'origine de la crise syrienne, ce qui permet de sortir d'une vision « accidentelle » des événements. Cette société syrienne a, en effet, connu de grands changements dans la décennie qui a précédé le déclenchement du conflit actuel. L'économie de prédation institutionnalisée sous le régime des Assad (père et fils) a ouvert la voie à la violence et l'économie de guerre. Les groupes armés reprennent à leur compte les réseaux humains, économiques et logistiques qui étaient présents avant 2011. La situation actuelle est donc à envisager dans une complexité ancrée dans les contextes locaux préexistants. Ce caractère morcelé et fragmenté du phénomène de crise ne fait que rendre plus ardue la recherche d'une solution politique viable.


Mourad Ouchichi part du constat de l’impasse méthodologique à laquelle sont confrontés les économistes s’intéressant au fonctionnement de l’économie algérienne, s’ils se fondent uniquement sur les théories économiques orthodoxes. Il propose d’ouvrir une nouvelle piste de recherche afin de comprendre les dysfonctionnements qui caractérisent la sphère marchande algérienne. En effet,  la nature spécifique des institutions algériennes permet de rendre largement compte de la persistance du caractère rentier du capitalisme en Algérie. Dans ce sens, le recours à l’économie institutionnelle comme grille d’analyse est d’un apport salutaire.


Abdallah Zouache s’interroge sur l'impact de l'héritage colonial sur les sentiers de développement des pays arabes après l'indépendance. Sa réflexion s'inscrit dans la lignée des travaux récents de la littérature institutionnaliste qui intègrent la colonisation dans une analyse des problèmes de développement. Néanmoins, l'analyse s'inspire plutôt du cadre théorique des anciens institutionnalistes, Veblen et Commons, car il met en avant le rôle des habitudes, coutumes, instincts et routines, pour expliquer la persistance du comportement prédateur des anciennes élites coloniales parmi les élites actuelles dans le monde arabe.


Boutros Labaki estime que l'économie institutionnelle a un champ d'application privilégié dans le Machrek ottoman puis arabe. Ceci est trop peu souligné, quoique cette approche puisse expliquer certains changements sociopolitiques et économiques de la région. Ainsi, les Tanzimat ont joué un rôle dans le passage d'un capitalisme périphérique d'enclave, relais urbain du commerce plus ou moins lointain, à un capitalisme qui s'enracine dans le monde rural et agricole. Après l’échec des étatismes de l’ère des indépendances, l'irruption massive d'une rente pétrolière en Algérie, en Libye et dans les pays du Golfe, durant les années 1970, favorise un capital financier avec ses “ réformes ” (plus ou moins libérales) et son “ ouverture économique ”. Il s'accompagne de la montée d'une nouvelle bourgeoisie locale, des capitalistes du Golfe et leurs Etats, et du recul partiel de l'emprise étatique. Mais, ce type de capitalisme pose des problèmes redoutables en termes politiques et sociaux.