Ernst Lohoff – Norbert Trenkle

La grande dévalorisation

Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise


Post Éditions – 2012 – 2014 pour la version française – 347 pages –
ISBN 979-10-92616-03-3


Cet ouvrage est hautement recommandable car il vise à contester un certain nombre  d’idées reçues, surtout à gauche et même à « gauche de la gauche », concernant les causes de la crise de 2008 et ses conséquences dévastatrices sur nos sociétés contemporaines.
En effet, pour ces auteurs allemands, la crise n’est pas seulement liée à des excès ou des phénomènes irrationnels qu’il serait possible de contrer par des mesures correctrices visant à « moraliser » le capitalisme. Bien au contraire, ils démontrent que le développement de la finance et sa dérégulation sont des phénomènes devenus structurels et caractéristiques du capitalisme post-fordiste contemporain. Toutefois, il ne s’agit pas pour eux de justifier la spéculation ou d’en atténuer les effets dévastateurs sur l’équilibre économique et social. Bien au contraire, ils cherchent à montrer qu’elle est devenue une caractéristique du système économique contemporain dénommé le « capitalisme inversé »  par opposition au « capitalisme classique » où la production de valeur dans l’économie réelle permettait de rembourser les dettes et de valider les anticipations. Le développement de la finance, avec tous ses excès, caractériserait donc une ultime étape du développement capitaliste, capitalisme dont il faudrait songer à s’extraire plutôt que de rechercher des moyens d’en prolonger la survie par des remèdes néolibéraux ou néokeynésiens (voir le débat actuel sur la « croissance »).
Je me contenterai de donner les éléments les plus caractéristiques de leur démonstration sans viser à une fiche de lecture exhaustive.

La première partie rédigée par Norbert Trenkle énonce les concepts fondamentaux nécessaires à la compréhension de la dynamique historique du capitalisme et à celle de la contradiction interne qui agit en son sein (voir ma conclusion).

Les deuxième et troisième parties de ce livre - rédigées par Ernst Lohoff – sont consacrées à un examen approfondi du « capital fictif ». La deuxième partie développe les fondements théoriques nécessaires pour comprendre cette forme particulière de capital et sa fonction dans le processus d’accumulation capitaliste. Elle montre que les titres de propriété sur lesquels se construit le capital fictif constituent une catégorie particulière de marchandises représentant « une valeur à venir ».
La troisième partie analyse la place et la fonction qu’occupa le capital fictif dans l’histoire du capitalisme. Si sa fonction n’était que secondaire à l’époque de la première révolution industrielle, son rôle devint très important à l’époque du fordisme parce que ce n’est que par le moyen des traites sur l’avenir que les énormes investissements nécessaires à la mise en place de la production industrielle de masse purent être préfinancés. Mais alors que ces traites sur l’avenir (actions, obligations, etc.) pouvaient encore être recouvrées par une production de valeur réelle dans le cadre d’un « capitalisme classique », cela ne fut plus possible à l’ère de la troisième révolution industrielle (celle qui prend place dans les années 80-90 avec les nouvelles technologies). Le capital fictif s’est transformé pour devenir lui-même le moteur de l’accumulation, laquelle cependant ne peut plus être maintenue que grâce à des traites toujours plus importantes tirées sur l’avenir. L’invention de produits dérivés, qui sont des traites tirées sur des traites, montre à elle seule la déraison de cette finance autonomisée.
Pour les auteurs, ce « capitalisme inversé » « représente une sorte particulière de pyramide de Ponzi. Plutôt que de répartir de la richesse déjà existante, il a pour contenu l’anticipation de valeur future. Pour pallier l’absence de production de valeur auto-entretenue, la production de titres de propriété qui nourrit cette anticipation doit s’accroître sans trêve. Tant que d’une période à l’autre la masse de capital fictif s’agrandit suffisamment, et que les bulles qui ont éclaté sont immédiatement remplacées par de nouvelles encore plus grandes, le capitalisme inversé reste stable. Mais que la nouvelle production de titres propriété tourne sérieusement court et que l’ensemble de la production de l’industrie financière se contracte, non seulement à court terme, mais aussi sur une période plus longue, et le système dans son ensemble s’effondre. » p. 280
Ainsi lorsque les limites de cette anticipation sont atteintes, il en résulte une gigantesque dévalorisation du capital fictif dévoilant la crise structurelle qui la sous-tend…
C’est la situation que nous avons commencé à connaître en 2008 qui se prolonge actuellement sous la forme de la crise de l’endettement public (nécessaire pour la remise à flot des banques ruinées par l’effondrement de la pyramide) et des politiques d’austérité, tout particulièrement en Europe. Toutefois, cette contradiction est masquée par l’immense injection de monnaie par les Banques centrales, préparant de nouvelles bulles sur le capital fictif et de nouvelles crises.

En conclusion, quelques thèses ouvrent des perspectives pour l’émancipation sociale. La prétendue « contrainte de faire des économies » sera dénoncée car loin de vivre au-dessus de nos moyens, nos sociétés sont trop riches pour la forme étroite et bornée de la production de richesse capitaliste. Cet aspect est important car il ouvre des perspectives ce dont nous manquons actuellement. Ceci mérite un petit détour théorique.

En effet, un des éléments théoriques centraux de cet ouvrage réside dans une relecture de la théorie de la valeur de Marx, inspirée des Grundrisse (ou Fondements  de la critique de l’économie politique – 1857 – 1858) , du Livre III du Capital plutôt que de la vulgate marxiste standard. Le capitalisme est en effet caractérisé par la quête de la valeur abstraite produite par la mise en œuvre du travail vivant s’incarnant dans des marchandises jetées sur le marché par chacune des entreprises le constituant. Mais il est aussi caractérisé au niveau social et macroéconomique par la mobilisation de la science et de la technique mises au service de formidables gains de productivité. Bref, ce système social et économique tend à saper les bases de sa propre existence en supprimant la source même de la valeur, le travail producteur de valeur. Cette contradiction interne peut être surmontée historiquement tant que des gains de productivité encore supérieurs et des innovations permettent de découvrir de nouveaux gisements de valeur (comme l’a montré J. Schumpeter). Mais nous aurions atteint une borne absolue de ce mode de production interdisant de produire dans l’économie « réelle » la valeur nécessaire au remboursement du capital avancé sous forme de capital fictif, valeur anticipée…
Comme le soulignait André Gorz dans son livre L’immatériel. Connaissance, valeur et capital - Galilée en 2003 p.47, la connaissance peut « économiser beaucoup plus de travail qu’elle n’en a coûté, et cela dans des proportions gigantesques, inimaginables il y a peu de temps encore. Et cela signifie que si elle est, certes, source de valeur, elle détruit immensément plus de « valeur » qu’elle ne sert à en créer. Autrement dit : elle économise des quantités immenses de travail social rémunéré et par conséquent diminue ou même annule la valeur d’échange monétaire d’un nombre croissant de produits et services (…) La valeur (d'échange) des produits tend à diminuer et à entraîner, tôt ou tard, la diminution de la valeur monétaire de la richesse totale produite, ainsi que la diminution du volume des profits (ce qui sous certaine conditions, entraînera un effondrement de la production basée sur la valeur d'échange).»
La société devrait donc s’émanciper de la forme capitaliste pour bénéficier de son immense potentiel de production de richesses sous forme de biens et services produits dans un cadre public, coopératif, tout en veillant au maintien des conditions d’existence des générations futures… Mais les forces sociales nécessaires à cette émancipation sont encore bien faibles et toutes les options demeurent ouvertes, y compris les plus barbares… Sur ces derniers aspects, le livre s’avère bien décevant et lacunaire. Les options de sortie auraient pu être au moins suggérées comme la réduction massive du temps de travail, la quête d’une civilisation économe en énergie et en matières premières, la promotion et la protection des biens communs, le refus des privatisations, etc. De même, les aspects sociaux des transformations du capitalisme auraient pu être analysés comme la re-structuration de la classe dominante, la croissance des inégalités de revenus et de patrimoine, la paupérisation d'une fraction croissante de la population, la croissance des inégalités, le développement d'emplois précaires, l'autoentreprenariat comme forme de crise du rapport salarial...


Pour une réflexion sur la fin du travail, voir les différents ouvrages d’André Gorz dont Métamorphose du travail - critique de la raison économique, Poche - 2004 et le blog de Paul Jorion - http://www.pauljorion.com/blog/2014/08/31/ventscontraires-net-paul-jorion-le-monde-des-affaires-est-fascine-par-le-darwinisme/
Sur la possibilité d’une civilisation techniquement soutenable voir Philippe Bihouix, L’âge des low tech, Seuil, 2014 - http://www.seuil.com/livre-9782021160727.htm, et les réflexions de Jean Gadrey sur son blog - http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/