Frédéric Lordon, La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique (Paris. Les liens qui libèrent, mars 2014, 296 p.)


L’économiste Frédéric Lordon se montre comme de coutume très critique non seulement vis-à-vis des politiques économiques conduites depuis la crise de 2008 mais aussi de la construction européenne telle qu’elle existe aujourd’hui.

 


Le premier thème abordé est précisément la critique de la construction européenne (première partie –chapitre 1 à 3). La logique qui s’est imposée est fondamentalement néolibérale et antidémocratique : « la construction européenne exprime les caractères les plus fondamentaux de la mondialisation néolibérale entendue comme le processus de déréglementation du plus grand nombre de marchés possibles à l’échelle internationale la plus étendue possible. » p. 24. L’indépendance des banques centrales, l’interdiction du financement monétaire des déficits publics ont placé les États sous la dépendance des marchés financiers, privant les nations de leur souveraineté. Cette situation n’est en rien le fruit de processus naturels mais de politiques publiques systématiquement conduites, notamment par des français comme Jacques Delors et Pascal Lamy, en parfait accord avec Hans Tietmeyer par exemple. Il y a bien eu organisation de la dépendance des États aux marchés financiers du monde entier sous la pression allemande tout particulièrement.
Un autre volet important de cette privation de souveraineté démocratique est la mise en œuvre d’un pilotage automatique des politiques économiques par des règles, inscrites dans des Traités primant sur les Constitutions nationales. Ainsi les Traités successifs (Maastricht, Lisbonne) ont privé non seulement les États, mais aussi l’Union, de la possibilité de conduire une politique économique contra-cyclique de lutte contre chômage et récession. Seules s’imposent l’absence d’inflation et l’équilibre des comptes publics. Cette construction institutionnelle est fidèle aux préceptes des néolibéraux qui jugent les politiciens incapables de résister aux pressions du corps social et de ses exigences de justice sociale (jugées chimériques par ces mêmes néolibéraux).
L’euro est venu parachever cette construction « ontologiquement de droite ». Comme le souligne Christophe Bouillaud, de l’IEP de Grenoble, dans sa présentation de l’ouvrage : « l’euro est bâti, d’une part pour complaire aux obsessions ordo-libérales de la classe dirigeante allemande, d’autre part pour rendre impossible toute autre politique économique que celle prônée par cette classe dirigeante allemande (…) ». Et paradoxalement, la crise de la zone euro depuis 2010 n’a fait qu’accentuer cette tendance initiale.
Loin de constituer un bouclier contre les effets délétères de la mondialisation, l’euro et ses corollaires institutionnels s’inscrivent dans la logique de la mondialisation néolibérale et plus précisément dans le cadre de l’ordo-libéralisme allemand exigeant que le marché fonctionne librement dans le cadre de règles contraignantes pour la puissance publique. Pour l’auteur, il serait vain d’espérer que les Allemands se séparent de ces règles tant elles font consensus au sein de ses classes dirigeantes (économique, politique, académique, syndicale). L’idée d’une Europe fédérale s’éloignant de ces principes est à ses yeux vaine.
Pour lui, cet état de fait ne pourra pas conduire à la résolution de la crise économique en cours, la faiblesse de la croissance, des créations d’emplois, le démantèlement de la protection sociale ne pouvant qu’aggraver l’endettement et les désordres économiques et sociaux.
L’auteur est donc conduit à considérer que le Parti socialiste français qui a joué un rôle actif dans la mise en œuvre de cette édifice néolibéral, est en fait une « Droite complexée » par opposition à la droite décomplexée de l’UMP. Et qu’il est nécessaire d’envisager une rupture avec cette construction européenne conduite selon cette logique anti-démocratique et anti-sociale.

Sortir de l’euro ?

La conclusion s’impose selon lui si l’on veut défendre une vision réellement « de gauche » d’un capitalisme non financier, voire horresco referens d’un socialisme. Dans l’incapacité logique et politique de réorienter la construction européenne, il conviendrait de sortir de l’euro pour lui substituer une monnaie commune. Comme il est vain d’espérer que l’Allemagne s’y rallie, il faut l’envisager sans elle. Il analyse longuement les conditions à remplir pour que la spéculation ne se déchaîne pas contre les monnaies nationales : taux de change semi-fixes, ajustements de changes internes et externes en monnaie commune, ajustements des « balances courantes », ré-intermédiation des financements publics et privés. Il y aurait donc retour aux monnaies nationales et institution d’une monnaie commune pour les échanges extérieurs comme cela avait d’ailleurs été un temps envisagé avant la création de l’euro comme monnaie unique.
Il convient selon lui de ne pas laisser cette solution au Front National qui trompe son monde par son discours anti-capitaliste et xénophobe.

La souveraineté

La troisième dimension de cet ouvrage est celle de la souveraineté et du rapport à la Nation. Il exclut la possibilité de la formation d’un peuple européen et au passage critique les européistes de droite, comme de gauche (ATTAC, Les économistes atterrés), considérant que personne en Europe n’envisage sérieusement un tel saut fédéral. Il conduit son analyse, armé de Spinoza, ce qui fait un peu sourire les politistes qui ont à leur disposition des auteurs plus contemporains ! Ce serait seulement au niveau national que l’on pourrait envisager une souveraineté démocratique. Il a tendance d’ailleurs à confondre souveraineté et démocratie, alors que l’une, la souveraineté nationale pourrait fort bien aller sans l’autre, la démocratie. Un « souverain » non démocratique peut en effet décider librement : voir la Russie, la Chine, l’Arabie saoudite, la Corée du Nord, l’Iran. Il distingue toutefois « souverainisme de droite » et « souverainisme de gauche » ce qui prouve que l’on doit se montrer méfiant !
L’ensemble de son argumentaire repose sur l’hypothèse développée par Karl Polanyi (l’espoir pour lui) de la nécessité vitale pour la société de se défendre contre sa destruction par le libre déploiement du marché. Si la souveraineté est désormais dévolue aux marchés financiers, si leur logique implique la destruction des institutions régulatrices et de la protection sociale précisément élaborées pour échapper aux catastrophes ayant engendré crises et guerres aux XIX° et XX° siècle (comme le prouvent l’extrême austérité imposée au Sud de l’Europe), alors seule une vigoureuse réaction sociale et politique de gauche peut empêcher le désastre…

L’argumentaire de F. Lordon ne manque pas de logique, ni de séduction. Il emploie avec aisance la métaphore et c’est un habile polémiste et rhétoricien (comme l’a prouvé sa récente et brillante intervention sur France Inter le jeudi 17 avril). On ne peut manquer toutefois de s’interroger sur certains aspects de sa thèse. Les peuples européens semblent encore acquis majoritairement à l’euro et l’UE. En cas de réalisation de son hypothèse de sortie de l’euro dans le contexte politique et social actuel n’ira-t-on pas tout droit vers le retour aux monnaies nationales sans possibilité d’instituer la monnaie commune qu’il appelle de ses vœux ? La société est-elle encore capable du sursaut espéré ? Ne va-t-on pas vers un long déclin ? Les égoïsmes nationaux et les mouvements xénophobes et identitaires ne vont-ils pas être plus puissants à court terme en l’absence d’alternative réellement « de gauche » donnant espoir et perspectives aux populations européennes ?