Michel Aglietta, Thomas Brand - note de Bernard Drevon

Un New Deal pour l'Europe

Éditions Odile Jacob

Mars 2013

Cet ouvrage prolonge et approfondit la réflexion entamée dans un précédent livre de Michel Aglietta, Zone euro, éclatement ou fédération, Michalon, 2012. Ce nouveau livre a bénéficié d'un travail collectif pour le compte de l'Institut Caisse des dépôts pour la recherche (en vue du colloque du 4 janvier 2012).

La thèse principale est réaffirmée et fondée précisément. Les pays membres de la zone euro sont confrontés à une telle crise qu'ils doivent soit opter pour un fédéralisme assumé dans un nouveau cadre institutionnel, soit aller vers la fin de l'euro dans un contexte convulsif. Le titre est donc justifié par les analogies avec la crise de 1929 : l'Europe serait en quête d'un New Deal, d'une nouvelle donne et pourquoi pas d'un Roosevelt !

 

Les auteurs dressent tout d'abord un tableau précis des déficiences structurelles de la zone euro. Le chapitre 1 porte sur les antécédents de la création de l'euro que l'Allemagne marque de son influence prédominante. Le projet d'union monétaire a son origine dans les troubles de la fin des années 1960 (mai 1968) et dans le chaos monétaire du début des années 1970 (fin du Système monétaire international de Bretton Woods en 1971). En recherche de stabilité, les pays membres de la CEE ont évolué durant ces trente années de la quête d'un système de stabilité des changes vers une monnaie commune (l'euro étant créé en 1999). L'Allemagne joue un rôle central dans cette évolution. Les auteurs pour le comprendre, se penchent sur le rôle de la monnaie dans la constitution de l'unité allemande. Ils rappellent que la monnaie est antérieure philosophiquement et chronologiquement à la République fédérale, qu'elle est constitutive de l'ordo-libéralisme qui s'est institué dans la Loi fondamentale allemande de 1948, donc de la légitimation populaire du pouvoir souverain.

Ceci étant généralement mal connu et compris, ils consacrent quelques pages très claires aux racines et aux principes de l'ordo-libéralisme. Ils rappellent utilement que cette doctrine est aussi éloignée du keynésianisme que de l'ultralibéralisme. Elle vise à fonder un ordre économique et social stable, dénué d'inflation, et permettant un fonctionnement harmonieux du marché (de lui-même incapable de s'autoréguler). L'ordo-libéralisme institue une véritable constitution économique autour de la monnaie, ciment de la nation et garante de l'ordre social.

Pour nos auteurs, ce principe de souveraineté diffère radicalement de sa conception française. On trouverait dans cette opposition un des obstacles majeurs au dépassement fédéral de l'impasse actuelle de la construction européenne.

Les trois chapitres qui suivent montrent comment le cadre institutionnel défaillant de la zone euro a été producteur de divergences (et non pas de convergences comme anticipé par ses concepteurs et proposé aux électeurs). Le chapitre 2 porte sur un premier effet de l'instauration de l'euro, la montée des dettes privées dans un contexte de triomphe du néolibéralisme anglo-saxon. La libéralisation financière a permis l'augmentation fulgurante de l'endettement privé spéculatif en Espagne, Portugal, Grèce à partir des paradis fiscaux et réglementaires que constituent l'Irlande et le Luxembourg. Cette croissance est en outre liée à la faiblesse de la gouvernance de la zone et au fait que le taux d'intérêt unique a été incapable de réduire les tensions sur les marchés hautement spéculatifs des pays en proie à des bulles spéculatives. En fait ces pays ont bénéficié de taux réels très faibles qui ont nourri la croissance illimitée de l'endettement. La thèse néolibérale de l'efficience des marchés financiers est critiquée théoriquement et dans les faits. Ainsi, s'est créée une polarisation entre pays du nord créanciers et pays périphériques débiteurs, source de handicap durable de compétitivité pour le sud. L'unification monétaire a de plus produit la concentration géographique des activités industrielles au nord. Le chapitre 3 étudie l'impact de la crise financière sur la zone euro (2007-2010). Les pays de la zone ont dû lutter contre les effets du désendettement du secteur privé. Ils ont donc mis en place des plans publics de relance budgétaire, certes nécessaires, mais qui ont eu pour conséquence une croissance très forte de l'endettement public. Les initiatives de la Banque Centrale européenne ont montré les limites du cadre institutionnel censé la gouverner puisqu'elle a multiplié les mesures non conventionnelles sans parvenir à relancer l'économie réelle.

Le chapitre 4 souligne les erreurs de politique économique depuis 2010 : manque de fermeté face aux banques dont les bilans n'ont pas été suffisamment assainis, austérité généralisée alors que les multiplicateurs budgétaires se sont avérés beaucoup plus élevés que prévus par les modèles, taux de change excessifs, baisse des salaires et des prestations sociales engendrant la baisse de la demande globale.

Le chapitre 5 de l'ouvrage appelle donc les décideurs à changer le cadre institutionnel de la zone euro, manifestement défaillant et en voie de perdre toute légitimité. Il faudrait de toute urgence faire de l'euro une monnaie complète en modifiant les statuts de la BCE pour en faire une véritable banque centrale, finançant les États et jouant son rôle de prêteur en dernier ressort, en créant une union bancaire et une union budgétaire. Les politiques économiques devraient être coordonnées, dans un premier temps sous l'égide d'un Institut budgétaire européen permettant la mutualisation des dettes publiques par l'émission d'eurobonds.

Ces changements fondamentaux devraient s'articuler avec la recherche d'un nouveau modèle de développement nécessaire à la résorption du chômage de masse et à la transition écologique (chapitre 6). Ceci rendrait nécessaire un effort important de recherche et d'innovation pour reconvertir l'économie vers un mode de développement durable. Les auteurs en appellent aussi à une extension de la démocratie à l'entreprise sous la forme de la participation des salariés. La compétitivité serait une résultante dynamique de ce renouveau européen et non plus le fruit de politiques régressives de baisse des niveaux de vie. L'investissement public devrait être soutenu dans cette perspective.

Ainsi la crise de l 'Europe pourrait être surmontée et nous éviterions les conséquences prévisibles de l'austérité généralisée.

Cet ouvrage présente bien des qualités. L'analyse des faiblesses institutionnelles de la zone euro est bien conduite de manière pédagogique. L'analyse économique se situe à plusieurs niveaux théoriques avec des encadrés permettant la modélisation.

Un doute toutefois s'empare du lecteur informé. Ces analyses frappées au coin du bon sens ne vont-elles pas se heurter au veto des pays dominants de la zone (comme l'Allemagne). Comme le soulignent les auteurs celle-ci est liée par sa Loi fondamentale à l'ordo-libéralisme, fondement de la nation allemande. Même si son personnel politique décidait de modifier ses orientations (ce qui semble loin d'être le cas actuellement puisque c'est Madame Merkel qui est jugée unanimement dans son pays beaucoup trop laxiste vis-à-vis des pays en crise - Le Monde Géo et politique - F. Lemaître - 7/8 avril 2013- p. 7) ne se heurterait-il pas à la Cour constitutionnelle comme cela s'est déjà produit ? Les déboires de Monsieur Hollande comme de Monsieur Sarkozy face à l'intransigeance allemande en sont la dure illustration. Mais l'optimisme de la volonté et la clarté du diagnostic des auteurs devraient suffire à encourager la lecture de cet ouvrage surtout par nos députés et hauts fonctionnaires !