Notre ami et collègue Claude Gautier nous propose une approche originale de l'œuvre de Pierre Bourdieu. Au lieu de se placer uniquement sur le terrain de la sociologie critique, de sa portée heuristique et empirique, Claude Gautier lit Pierre Bourdieu en philosophe, cherchant dans son œuvre l'ontologie du social qui y serait constamment présente pour guider la pensée. Pour Claude Gautier, c'est vers les lectures pragmatistes de l'expérience et de l'action qu'il faudrait se tourner pour saisir le sens profond des concepts d'habitus et de disposition.

Voir aussi : Veblen, Bourdieu, and Conspicuous Consumption, Journal of Economic Issues, Andrew B. Trigg, vol XXV, N° 1, March 2001

Vidéo : Claude Gautier vous présente son livre

Claude Gautier revisite les grands textes théoriques de Pierre Bourdieu et recherche les prises de position théoriques et méthodologiques fondamentales ayant orienté sa recherche. Il interroge son rapport à l'objet de connaissance en sociologie, souvent si mal compris et jugé (Chapitre II - (La distance comme rapport social au monde connaissable). L'auteur le fait en relisant deux textes classiques : l'opinion publique n'existe pas et la domination masculine. Il y montre comment le rapport nécessaire de mise à distance de l'objet est d'abord une relation sociale impliquant de la part de l'observateur un travail de réflexion sur sa propre position dans l'espace social (ce que P. Bourdieu définit comme une socioanalyse). Refus de l'illusion de l'immédiateté et de la transparence du social, refus également de la supériorité du savant sur l'agent inconscient du sens de sa propre pratique : le chercheur doit prendre conscience de ce qui guide sa recherche, de ses propres intérêts, des présupposés qui sont les siens pour construire la distance nécessaire à l'objectivation scientifique. Double objectivation donc : l'objet est construit contre les évidences du sens commun et contre les présupposés non maîtrisés que peuvent conférer la position sociale de chercheur.

 

Claude Gautier montre bien tout au long de l'ouvrage la filiation entre la sociologie d'Émile Durkheim et l'œuvre de Pierre Bourdieu, un lien qui tient à deux décisions théoriques fondamentales : d'une part le principe d'une discontinuité entre le social et l'individuel, d'autre part le fait de la contrainte et de la force comme déterminations de celle-ci (d'où le titre de l'ouvrage). Pour l'auteur, ce retour à Durkheim n'est nullement abdication devant un positivisme sociologique. C'est qu'il faut relire Durkheim à l'aune de l'anthropologie structurale qui recherche dans les pratiques tout à la fois leur origine dans un système de contraintes, de forces qui oriente les agents, souvent « à leurs corps défendant » et la rationalité qui les caractérise, raison pratique tout à la fois subtilement maîtrisée par les individus et néanmoins opaque dans sa finalité ultime. Ainsi les agents recherchent le bon mariage, déploient des stratégies subtiles, mais ignorent in fine qu'ainsi ils permettent la reproduction du système social dans sa complexité.

 

Le chapitre III (De l'inertie au mouvement de l'action : la rencontre du social et de l'individuel - Premier énoncé du problème de la force). Ce chapitre porte sur la sociologie des pratiques c'est-à-dire sur la forme générale des conduites des agents sociaux. Le concept de pratique s'oppose à celui d'action envisagée comme comportement guidé soit par la rationalité instrumentale (au sens de l'économie néoclassique) soit par l'irrationalité (au sens de Pareto par exemple - le non-logique ou l'aliénation pure et simple - au sens de Marx). Pour Pierre Bourdieu, la sociologie des pratiques permet de rendre à l'homme l'intégrité des déterminations qui le posent comme un être capable de se mouvoir, d'agir. En effet, pour le sociologue, il s'agit bien de réhabiliter l'homme, qui en tant qu'être-en-société, est bien agent de ses pratiques. Comment rompre là encore avec le point de vue subjectiviste qui confère à l'homme liberté, toute puissance de la volonté et capacité de calcul et le point de vue déterministe (ou objectiviste) qui en fait le jouet des déterminations sociales et psychiques qui brideraient son libre-arbitre ? Pierre Bourdieu donne des éléments de réponse en discutant des différents sens du concept de règle. En effet, la pratique est réglée au sens où elle est modélisable, régulière, s'inscrivant dans des régularités statistiques (le mariage et l'homogamie, la réussite scolaire et le capital culturel). Pour autant, elle n'est pas obéissance mécanique à des règles, définies comme des normes, des interdits, ce qui serait le modèle objectiviste de l'anthropologie structurale de C. Levi-Strauss (le modèle de « l'exécution » au sens musical - exécuter une partition). Comment donc une pratique réglée pourrait-elle être le fruit d'autre chose que de stricts déterminants extérieurs, ou de la répétition d'un simple calcul d'utilité. Bourdieu fait intervenir comme C. Levi-Strauss l'inconscient comme intériorisation de l'extériorité, comme le social au sein de l'individuel. L'inconscient guide, calcule et oriente l'action pourrait-on dire. Quels rapports sur ce plan entre P. Bourdieu et C. Levi-Strauss ? Claude Gautier envisage la question de façon précise et exhaustive dans ce chapitre III. D'une part donc, il montre que Pierre Bourdieu refuse le modèle de la simple exécution d'une règle sociale ou de l'obéissance à des facteurs sociaux (la force irait ici du haut vers le bas). Mais l'action n'est pas pour lui pour autant pur résultat d'un exercice de la volonté comme le voudrait Sartre ou plus près de nous l'individualisme méthodologique (la force irait alors du bas vers le haut)...

 

Le chapitre IV - (Lectures de la discontinuité : régularités et pratiques - Second énoncé du problème de la force), s'efforce de résoudre le problème théorique de la localisation de ce qui produit la force contraignante.

« L'explication sociologique ne peut donc pas consister en une pure détermination par le haut qui investit le social de toutes les puissances et prive les individus de mobilité réelle ; elle ne peut pas non plus être une pure détermination par le bas qui dote l'individu de toute la force d'une volonté rationnelle pour nouer et entretenir des relations sous forme d'échange. »

Il faut au contraire travailler sur la discontinuité entre le social et l'individuel et chercher dans leurs relations les clés de l'explication.

C'est ici qu'intervient le concept d'habitus. Rappelons une première définition donnée dans le Sens pratique :

« Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d'existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations ».

Claude Gautier procède à l'analyse des critiques que François Héran a adressées à P. Bourdieu sur ce concept. Concept commutateur entre le social (passif) déposé en l'acteur sous forme de dispositions et l'actif, la pratique réglée de l'agent, il pourrait être défini comme un « concept opératoire » au sens de E. Fink, jamais réellement défini précisément et à ce titre peu rigoureux et se prêtant à de multiples acceptions.

Ce procès est-il fondé ? Claude Gautier nous propose de montrer les bases philosophiques de la pensée de Pierre Bourdieu à partir de l'étude de ce concept : pour lui, le concept d'habitus n'est pas une commutation, mais « bien plutôt, un ensemble de «mises en relation entre des « états » du monde social qui, par principe, sont disjoints, discrets, discontinus.» Loin de conduire au déterminisme, ce concept laisse place à de possibles désajustements entre conduites et champs (espaces sociaux comme le champ politique, artistique, économique, sportif...) au sein desquels elles se déploient. Les pratiques sont donc caractérisées par leur indépendance relative par rapport aux déterminations extérieures du présent immédiat. L'habitus ne serait donc pas un opérateur strict de commutation des dispositions acquises, héritées, inscrites dans les corps et les esprits sous forme de schèmes, mais une force d'orientation des mouvements, une « force de faire faire » laissant place aux décalages, aux calculs, aux stratégies conscientes et inconscientes, mais aussi aux tâtonnements et aux erreurs.

« Produit de l'histoire, l'habitus produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de l'histoire, conformément aux schèmes engendrés par l'histoire. » Sens pratique p. 91

Ceci conduit Pierre Bourdieu à une lecture anti-intellectualiste de la pratique et Claude Gautier au cœur de son enquête philosophique sur la lecture pragmatiste que l'on peut faire de la théorie de l'action du sociologue. En cela, il s'écarte de l'interprétation la plus courante des théories de Bourdieu fondées sur la relation, certes réelle mais pas unique, du sociologue à la phénoménologie de Husserl, Merleau-Ponty ou à celles, critiques, à Heidegger ou Sartre. Cette dimension pragmatiste a déjà été étudiée par Ch. Taylor, J. Bouveresse, R. Schusterman (voir note page 256). Claude Gautier conduit sa démonstration à partir d'une réflexion sur le statut de la règle chez Pierre Bourdieu - voir le texte de P. Bourdieu De la règle aux stratégies.

 

La « disposition » chez Bourdieu, comme la « capacité » chez L. Wittgenstein, est foncièrement pratique et elle relève du savoir-faire plutôt que du savoir. Et comme l'indique J. Bouveresse :

« Le fait que le comportement de l'agent soit le produit d'un habitus ne menace évidemment pas la spontanéité de son action, pour autant que celle-ci n'est pas le résultat d'une contrainte externe mais d'une disposition qui a son siège dans l'agent lui-même. ».

L'habitus en tant que seconde nature, nature qui a fait l'objet d'une incorporation, social et histoire consolidés sous forme de dispositions, peut jouer le rôle de chef d'orchestre des pratiques sans que l'agent ait constamment à se poser la question du sens et de l'intérêt de ce qu'il fait.

Claude Gautier approfondit l'étude de cette dimension pragmatiste de la théorie de l'action chez Bourdieu en le reliant à L. Wittgenstein, aux commentaires de S. Laugier, S. Kripke entre autres. Il souligne que P. Bourdieu tout en s'inscrivant dans la tradition des lectures anti-intellectualistes de la pratique procède à un déplacement du point de vue philosophique vers celui de la sociologie. Ce faisant, il s'inscrit dans la tradition durkheimienne qui attribue au « social » la propriété déterminante de contrainte.

Pour ce faire et concilier ce qui semble des contraires, P. Bourdieu doit montrer les formes sociales de l'incorporation du social-historique et de constitution des dispositions, d'où l'importance accordée dans son œuvre à la socialisation primaire. En cela il s'inscrit bien dans la tradition durkheimienne - voir le texte fameux de M. Mauss, sur les techniques du corps qui analyse bien les processus d'incorporation du culturel (la technique) par l'individu sans qu'il en ait conscience et de telle façon qu'il reproduise dans sa pratique la culture ainsi incorporée (la façon de bêcher des Anglais et des Français, ou la façon de se déplacer des infirmières américaines !). Soulignons que cette incorporation n'implique pas la répétition mécanique. Il s'agit d'une logique du flou, de l'a-peu-près qui définit le rapport ordinaire au monde. De nombreux décalages existent entre habitus et état du monde social, histoire incorporée et situation historique où se déploie l'action : les aînés béarnais ne trouvent plus à se marier dans les années 1960 quand le capital foncier se dévalorise alors qu'ils étaient de beaux partis admirés dans un état antérieur de l'historicité... Leurs « belles manières » d'antan apparaissent comme ridicules, lourdes aux yeux des filles qui leur préfèrent les jeunes ouvriers et employés urbains (voir Le bal des célibataires).

Bien entendu en sociologisant l'intériorité Pierre Bourdieu fait scandale et déclenche l'ire des philosophes et des mondains curieusement alliés dans la dénonciation de celui qui « vend la mèche ». Les goûts, les dispositions esthétiques, le « bon goût », tout ce qui est « distinctif » seraient non pas innés, mais acquis et utilisés éventuellement à des fins « impures », au positionnement social, au classement dans une société de classe...

Le travail de Claude Gautier souhaite rendre justice à l'œuvre de Pierre Bourdieu et nous invite à sa relecture armée d'une réflexion approfondie et distanciée des clichés et des approximations. Les agents sociaux sont en effet dotés d'une forte capacité créatrice, d'une rationalité contextualisée également. Ils déploient leurs pratiques dans des univers sociaux hiérarchisés, fruits de l'histoire sociale. Ils le font informés par leur propre histoire consolidée sous forme de dispositions. Inscrites dans cet arbitraire, leurs pratiques peuvent être adaptation à cet héritage, conformisme et acceptation, soumission. Elles peuvent aussi être contestation, révolte, invention du nouveau dans le cadre du possible. C'est à quoi la sociologie de Bourdieu devrait nous inviter....

Comme le souligne la quatrième de couverture de son ouvrage exigeant : « on espère pour finir, et contre des détracteurs prévenus et enclins aux reconstructions mythologiques, convaincre le lecteur que cette vision du monde social, pour être désenchantée et marquée au coin d'une lucidité inquiète, n'en est pas moins soucieuse de rendre aux agents qui habitent le monde, une capacité effective, pratique, à produire les principes d'intelligibilité de leurs conduites et de leurs expériences. »

Bernard Drevon, le 1 mai 2012

 

Claude Gautier, La force du social - Enquête philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre Bourdieu

"Collection Passages", Cerf, 2012.

 

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