Un article important de Loïc Wacquant (professeur de sociologie à l'Université de Californie, Berkeley et au Centre européen de sociologie et de science politique). Publié dans la Revue Idées économiques et sociales - numéro 167 -mars 2012 - SCÉRÉN - CNDP-CRDP. Traduction assurée par Fabien Truong, Prag Université Paris 8 (note de Bernard Drevon du 17/3/2012). Voir aussi le site Liens socio - Lectures.

Dans cet article Loïc Wacquant s'attaque aux prénotions concernant les quartiers urbains considérés comme économiquement en déclin et/ou ethniquement ségrégés : les trop fameuses « banlieues » dites « difficiles ». L'auteur montre que le concept sociologique de ghetto ne s'applique pas à ces quartiers et qu'il n'est d'ailleurs pas synonyme de pauvreté, de ségrégation et de regroupements ethniques. Ce faisant, il apporte non seulement à la rigueur scientifique nécessaire à la définition d'un concept, mais il contribue aussi au débat public en remettant en cause les préjugés abondamment déversés par les médias et également par une «sociologie » peu rigoureuse, qui caractérisent comme ghettos ces quartiers appauvris.

Nous nous efforcerons en quelques lignes de présenter l'essentiel du propos de Loïc Wacquant, mais la lecture de son article et de son prochain ouvrage Les deux visages du ghetto à paraître aux éditions La Découverte est vivement conseillée.

L. Wacquant effectue tout d'abord un historique de la notion, largement utilisée au Etats-Unis suivi d'un travail de définition rigoureux. Il remet en cause les travaux de l'École de Chicago et tout particulièrement l'ouvrage fondateur de Louis Wirth, The Ghetto, Chicago, 1928, et Grenoble, PUG, 2006. Pour ce dernier, les ghettos sont des « aires naturelles » nées du désir universel des différents groupes de « préserver leurs formes culturelles », chacune remplissant une « fonction » spécialisée au sein de l'organisme urbain général. Pour Loïc Wacquant, nous aurions là une erreur « fondatrice » de l'écologie urbaine, la confusion entre des grappes ethniques et de véritables ghettos.

Pour éviter ce travers et pour faire face aux abus de ce concept qui fait un retour en force en France alors que les chercheurs étasuniens l'abandonnent, il convient d'en préciser les contours en ayant tout d'abord recours à l'histoire. Le mot ghetto se réfère tout d'abord à l'assignation forcée des juifs dans des districts spéciaux par les autorités politiques et religieuses au Moyen âge. Ce mot est d'origine italienne et il a connu un glissement de sens. Au départ ces districts étaient des privilèges accordés aux juifs pour les attirer dans les bourgades et principautés où ils remplissaient des rôles clefs dans le prêt d'argent, la collecte des impôts et l'organisation du commerce au long cours. Puis, entre le XIII° et le XVI° siècle, la faveur se mua en obligation, Venise étant le pionnier et l'exemple type avec le ghetto nuovo institué en 1516. Le modèle vénitien se répandit bien vite d'un bout à l'autre de l'Europe avec ses caractéristiques qui sont autant d'éléments de définition du ghetto : le stigmate, la contrainte, le confinement spatial, l'emboîtement ou le parallélisme institutionnel (c'est-à-dire la mise en place d'institutions parallèles gérées par les membres du ghetto comme les marchés, la mairie, les sociétés de bienfaisance, etc.).

« Le ghetto est un dispositif socio-organisationnel qui déploie deux fonctions antinomiques : 1/ maximiser les profits matériels extraits d'une catégorie considérée comme souillée et souillante et 2/ minimiser tout contact intime avec ses membres de sorte à écarter la menace de corrosion et de contagion symboliques dont ils sont censés être les porteurs. »

En d'autres termes «c'est la combinaison conflictuelle de leur valeur économique et de leur dangerosité symbolique qui rendait problématique le traitement des juifs et qui a stimulé l'invention du ghetto.» Les mêmes processus sociaux combinant exploitation économique et ostracisation sociale sont à ses yeux à l'œuvre pour les Noirs dans les grandes villes du Nord des Etats-Unis (besoin d'une force de travail déqualifiée dans les industries fordistes surtout à partir de la Première Guerre mondiale/stigmatisation de cette population noire) . De même, les Burakumins au Japon dans les villes après l'ère Tokugawa (1603-1867) furent-ils traités en parias et cloîtrés pour être exploités dans des emplois de service jugés socialement dégradants.Ces trois exemples montrent que le ghetto n'est pas une « aire naturelle » - comme le pensait L. Wirth, mais une forme particulière d'urbanisation, une forme de « violence collective concrétisée dans l'espace urbain » imposée par des catégories dominantes. Pour la classe dominante, le ghetto a pour fonction de confiner et de contrôler. Pour la catégorie dominée, il est un « dispositif de protection et d'intégration » dans la mesure où il soulage ses membres du contact constant avec les dominants et qu'il favorise la construction communautaire par l'intensification des échanges internes au groupe dominé. Cette forme sociale peut susciter des sentiments ambivalents chez les populations dominées concernées : doute et haine de soi, le dénigrement pernicieux des siens, mais aussi identification, construction culturelle et constitution d'une base pour la mobilisation collective.

De plus, l'auteur s'efforce de montrer que 1/ pauvreté et ghettoïsation ne vont pas de pair : un ghetto peut être une zone prospère (le ghetto nuovo à Venise, la Judengasse de Francfort suivant les époques, Harlem dans les années 30) et inversement toutes les zones urbaines d'extrême pauvreté ne constituent pas des ghettos (les quartiers blancs des villes américaines du Midwest frappées par la désindustrialisation actuellement par exemple). 2/ De même toutes les zones ségrégées ne sont pas des ghettos : les arrondissements bourgeois de Paris n'en sont pas. Les ZUP, ZUS non plus car l'assignation à ces lieux repose sur des facteurs économiques, de classe et parce que la mobilité ascendante détermine le départ vers des zones urbaines plus classiques. 3/ Enfin, même le critère ethnique n'est pas suffisant : les quartiers italiens, chinois, cubains aux USA, bien que très homogènes n'ont pas constitué des ghettos, mais des zones de passage vers l'assimilation, alors que les ghettos noirs ont constitué des zones d'isolement matériel et symbolique.

Les caractéristiques structurelles ainsi construites s'appliquent-elles aux quartiers ethniques et autres banlieues «difficiles» ou «sensibles» de notre propre société ? Pour Loïc Wacquant, rien n'est plus faux. Pour qu'un district urbain se mue en ghetto, il faudrait que se rencontre cinq caractères se renforçant mutuellement : 1/ une homogénéité ethnique croissante, 2/ un enveloppement de plus en plus complet de la population cible, 3/ un accroissement de la densité organisationnelle, 4/ la production et l'adoption d'une identité collective, 5/ des frontières imperméables. Pour lui, aucune de ces caractéristiques ne s'applique aux banlieues postindustrielles françaises qui sont bien au contraire caractérisées par la diversification de la composition ethnique, le recul des institutions structurantes des « banlieues rouges », l'absence de phénomènes d'identification, et le départ massif des familles en ascension sociale...

Pour Loïc Wacquant, c'est bien au contraire le mélange croissant des populations autochtones et immigrées et la réduction de la distance sociale et des disparités de tous ordres les séparant, sur fond de décomposition des « territoires ouvriers traditionnels » qui est à la source des tensions et des conflits xénophobes qui traversent ces zones urbaines.

Loin des dérives médiatiques et de l'abus de langage stigmatisant pratiqués même par des sociologues (à ses yeux peu rigoureux), Loïc Wacquant nous permet la mise à distance critique des problèmes spécifiques posés par la désindustrialisation sur l'espace urbain contemporain.

Revue Idées économiques et sociales - CNDP-CRDP:

http://www2.cndp.fr/RevueDEES/accueil.htm

Note rédigée par Bernard Drevon-17/3/2012

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