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Sous forme de réponse à de grandes questions et de façon très pédagogique, l'ouvrage de Michel Aglietta démonte les mécanismes de l'extension de la crise financière de 2007-2008 à la zone euro et l'alternative historique qui se présente à nous : éclatement ou fédéralisme.

Pour l'auteur, la crise vient de l'interaction entre la dérive du système financier privé et une polarisation des structures productives qui fait diverger de plus en plus les pays excédentaires (l'Allemagne et quelques satellites) et les pays déficitaires (tous les autres). La crise est avant tout une crise de la balance des paiements, exacerbée par les aberrations d'une finance privée laissée hors de tout contrôle. Le report de la crise sur les finances publiques est venu pour la plus grande part (la Grèce aurait dû rester un problème isolé) du sauvetage en extrême urgence d'un système menacé d'effondrement à partir d'octobre 2008 à la suite de la crise des subprimes.

L'Allemagne actuellement érigée en modèle est une des composantes du problème (et donc pas du tout en dehors comme ses dirigeants actuels aiment à le dire) : les banques allemandes sont parmi les plus fragiles de toute l'Europe ; la compétitivité allemande tient à la surréaction du gouvernement socialiste social-libéral Schröder (lois Hartz) dans la compression des coûts salariaux à partir de 2004. Le modèle allemand est fondé sur la polarisation entre une Allemagne et ses satellites, massivement excédentaires en balance des paiements courants, et le reste de la zone euro, forcément déficitaire, la zone dans son ensemble étant équilibrée vis-à-vis du reste du monde. Les lois Hartz se sont traduites par des réformes libérales drastiques du marché du travail, un coup d'arrêt aux hausses de salaire et une réorganisation de l'appareil de production industriel avec délocalisation de certaines activités en Europe centrale et orientale. La stratégie de Lisbonne définie en 2000 dans le cadre de l'euro a abouti à une divergence profonde entre Europe du Nord et Europe du Sud, contrairement aux objectifs affichés de convergence. L'Europe du Sud a acheté les produits allemands pour le plus grand bénéfice de son industrie.

L'hétérogénéité de la zone euro est une donnée structurelle aggravée par la stratégie non coopérative des politiques menées en Allemagne. En effet, la concurrence « libre et non faussée » pierre angulaire de la construction européenne (Maastricht - 1992) ne pouvait que conduire à la polarisation des activités. C'est un résultat bien connu de l'économie géographique qu'un espace qui s'intègre grâce à une monnaie unique tend à agglomérer les activités les plus productives dans les mêmes pôles et à désertifier les régions qui étaient initialement les moins industrialisées. De plus, l'économie de la connaissance contemporaine engendrant des coûts fixes élevés et des coûts marginaux décroissants, il est « naturel » qu'elle se concentre spontanément dans des pôles très développés pour utiliser à fond les rendements croissants de l'agglomération sur un même espace des centres de recherche, des universités, laboratoires privés, entreprises de pointe, etc... Donc en l'absence de stratégie volontariste de rééquilibrage géographique, les zones peu développées ne pouvaient que dépérir.

L'essentiel du propos de Michel Aglietta est contenu dans le « forcément déficitaire » des balances des paiements des pays dominés de la zone : en effet, la stratégie soutenue par l'Allemagne depuis la crise financière, consistant à imposer la généralisation de son modèle et fondée sur l'approfondissement de l'austérité est à ses yeux insoutenable. Il est vain de penser que tous les pays européens puissent conquérir une compétitivité semblable à celle de l'Allemagne pour trouver ensuite des débouchés. En effet, les industries allemandes vendent la majorité de leurs produits dans la zone euro. Si toute la zone euro adoptait le modèle allemand, il faudrait concurrencer la Chine et les émergents pour trouver des débouchés ! On perçoit l'absurdité de la proposition !

Pour Michel Aglietta, le fédéralisme budgétaire prôné par l'Allemagne, auxquels se sont finalement ralliés les autres pays, ne pourrait conduire qu'à l'éclatement de la zone euro et à une longue période de stagnation économique, accompagnée d'une déflation salariale aux conséquences sociales et politiques tragiques

Donc la zone euro est menacée d'éclatement. Le livre achevé en décembre 2011 n'aborde que la perspective du Traité budgétaire signé en mars 2012. Mais il envisage qu'il ne ferait que confirmer son propos puisqu'il vise à l'équilibre des budgets publics de l'ensemble des pays de la zone alors même que la crise financière a approfondi déficits publics et dettes. Loin d'être la solution, l'austérité généralisée ne pourrait que conduire au pire.

Les solutions qu'il préconise sont de deux ordres. D'une part, il considère que la Grèce devrait sortir de la zone euro et adopter la stratégie qui fut celle de l'Argentine en 2001. Ce pays a reconnu le caractère insoutenable de sa dette. Il exigea une baisse sur les taux d'intérêt et un rééchelonnement de celle-ci. Le peso fut détaché du dollar et imposé comme seule monnaie légale. Il y eut tout d'abord une forte récession doublée d'une forte inflation. Mais, au bout de 6 mois, la situation a commencé à s'améliorer fortement : l'inflation a reflué à 3% en 2003, le taux de change s'est stabilisé à un niveau très bas. Cette dévaluation a permis la reprise de l'activité (plus 17 % en deux ans). Ainsi l'Argentine a pu récupérer sa souveraineté monétaire, sa compétitivité, et revenir aux équilibres sur la balance commerciale et le budget de l'État en s'extrayant de l'austérité et du chômage.

Pour M. Aglietta, la Grèce n'aurait pas dû entrer dans l'euro et aurait meilleur compte à en sortir pour retrouver des conditions de croissance à long terme en dévaluant fortement sa monnaie (de l'ordre de 70 % !).

Par ailleurs, la zone euro devrait adopter des réformes progressistes. La BCE devrait jouer le rôle de prêteur en dernier ressort et garantir les dettes souveraines de façon illimitée pour couper court à la spéculation.

La zone devrait se doter d'une autorité budgétaire permanente dialoguant avec la BCE pour conduire une réelle politique économique cohérente (dite policy mix par les spécialistes). Des eurobonds devraient être émis. L'ensemble de ces mesures devrait avoir pour objectif final le redressement des capacités de croissance de la zone (dite croissance potentielle).

Il faudrait donc rompre avec la tendance actuelle qui est à l'affaiblissement constant de son potentiel économique depuis les années 1970 engendrant chômage, faibles investissements, décélération de la productivité. Ceci passerait par une union de transfert permettant de transférer du revenu des zones riches vers les zones défavorisées de l'Europe. Il s'agirait aussi et bien davantage de concevoir une politique industrielle visant à la conservation, l'adaptation et la réhabilitation du capital naturel. Il s'agirait de lutter contre le réchauffement climatique en innovant dans les domaines de l'habitat, des transports, de l'énergie, de l'agriculture : réseaux de transport ferroviaires, réseaux de distribution de l'énergie, rénovation bas carbone de l'habitat, énergies renouvelables, innovations dans l'agriculture... Il faudrait donc aller vers une économie verte modifiant les rentabilités et les risques pour promouvoir un nouveau régime de croissance.

Ceci impliquerait l'appel à un budget européen et à un système de financement renouvelé pour mobiliser l'épargne privée européenne. De plus un immense effort d'éducation devrait être entrepris pour qualifier jeunes et actifs tout au long de leur vie. Les réformes devraient aussi affecter la régulation bancaire et financière.

 

Bref, l'Europe est à un tournant. Soit elle s'enferme dans une logique rentière régressive, non coopérative. Dans ce cas les risques de stagnation et de déflation sont très élevés, conduisant à terme à l'éclatement et à la régression sociale. Soit elle accepte un réel fédéralisme avec une Allemagne se comportant en leader bienveillant et acceptant une stratégie coopérative pour dynamiser sa croissance en répondant aux défis écologiques et sociaux.

Michel Aglietta, Zone euro : éclatement ou fédération, Michalon - 2012 - note rédigée par Bernard Drevon le 4 mars 2012.

 

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