L’ouvrage d’André Orléan, L’empire de la valeur, fait partie des grands ouvrages théoriques récemment publiés. Sa densité et son champ d’analyse sont tels qu’il est bien complexe d’en présenter en quelques lignes l’essentiel du contenu. C’est pourquoi  nous essaierons de nous en tenir à l’essentiel et nous ouvrirons quelques pistes vers l’analyse qu’il propose des relations entre science économique et sociologie. Pour approfondir, nous vous renverrons à l’entretien qu’il a accepté de donner à Nonfiction, ainsi qu’aux articles publiés récemment dans le numéro de décembre 2011 de la Revue de la Régulation- . Article de Jean-Marie Harribey et réponse de André Orléan. Voir aussi son interview au Journal Le Monde du 22/1/2012.

André Orléan propose rien moins que de refonder l’économie par une réflexion sur les théories de la valeur. Ce travail de déconstruction passe par la critique de la valeur substance que l’on trouve chez Marx comme dans la théorie néoclassique aujourd’hui dominante. L’analyse de la valeur travail lui semble naturaliser les rapports marchands et donc entrer en contradiction avec ce qui est la force de la théorie de Marx, l’analyse des relations conflictuelles entre les deux groupes sociaux constitutifs des rapports sociaux capitalistes qui s’affrontent pour le partage de la valeur. Cette théorie doit d’ailleurs être abandonnée lorsque Marx étudie le capitalisme et non plus l’économie marchande simple. Il raisonne alors en prix de production (voir Livre III du Capital) :
« Car, dès lors qu’on cherche à la mettre en œuvre pour étudier concrètement les rapports d’échange, on se heurte à d’immenses difficultés qui restent irrésolues : qu’est-ce que le travail socialement nécessaire ? Comment spécifier le rapport entre travail complexe et travail simple ? Ajoutons pour faire bonne mesure que, lorsqu’il en vient à l’analyse du capitalisme, c’est-à-dire l’économie telle que nous la connaissons, Marx est conduit à adopter une analyse des prix totalement différente, ce qu’il nomme les prix de production. Il ne s’agit plus d’une valeur objective s’imposant à chacun à la manière d’une « loi naturelle régulatrice », mais d’acteurs qui luttent pour leur valorisation. Le prix de production prend acte du fait que le capital individuel pour perdurer doit satisfaire certaines exigences de profit. »
André Orléan , « Réponse à Jean-Marie Harribey », Revue de la régulation [En ligne] , 10 | 2e semestre 2011

André Orléan trouve toutefois chez Marx le modèle même qu’il appelle de ses vœux, une « économie des relations » qu’il voudrait substituer à « l’économie des grandeurs ».
« Premièrement, l’économiste doit partir des rapports sociaux ; deuxièmement, pour ce qui est de nos économies, les rapports sociaux primordiaux sont le rapport marchand et le rapport salarial, qu’il s’agit de soigneusement distinguer ; troisièmement, ces rapports sociaux sont d’une nature contradictoire par quoi il faut entendre qu’ils donnent naissance à des conflits de puissance. Ces trois hypothèses définissent ce que je nomme, dans le livre, « l’économie des relations ». »
André Orléan, « Réponse à Jean-Marie Harribey », Revue de la régulation [En ligne] , 10 | 2e semestre 2011
L’auteur s’attaque également et principalement à la valeur-utilité dominante, dans son chapitre deux – L’objectivité marchande. Comme il le souligne page 62, la théorie néoclassique de l’équilibre général donne à voir une économie dans laquelle la médiation par les objets est poussée à l’extrême. Les acteurs n’ont plus aucun lien direct, seul compte à leurs yeux le rapport aux biens. Cette relation purement utilitaire aux objets permet un accord entre les parties et évacue toute passion ou conflit de la relation marchande (conflits fondés sur la jalousie, l’envie, ou la violence du désir exclusif). Les prix sont censés assurer cet accord. La question de l’équilibre général par le tâtonnement walrasien ne réintroduit-elle pas les relations entre acheteurs et vendeurs ? Ce n’est pas le cas car tout passe par la fiction de la concurrence régie par le « secrétaire de marché » sur le modèle du « commissaire-priseur ». Dans cette modélisation, les acheteurs et les vendeurs ne se rencontrent jamais ni ne se parlent. La concurrence est définie comme un mécanisme purement abstrait sur lequel personne n’a de prise : les individus sont des « preneurs de prix », prix qui sont criés par le commissaire-priseur jusqu’à découverte de la stabilisation du marché. La formation des prix apparaît comme entièrement extérieure aux individus, comme « un mécanisme purement objectif » p.64 –op. cit. Cette formalisation fonde donc un nouvel objectivisme équivalent à celui de la valeur travail. Par ailleurs le modèle de l’équilibre général pose de très sérieux problèmes logiques : si l’on parvient à établir l’existence d’un vecteur de prix assurant l’équilibre, il est en revanche impossible de démontrer que le tâtonnement walrasien converge vers l’équilibre sur l’ensemble des marchés. La concurrence ne conduit pas nécessairement à la résorption des déséquilibres à cause d’importants effets liés à la formation des revenus. Ce résultat est très décevant pour la pensée libérale.
Pour autant, André Orléan ne rejette pas totalement cette théorie qui a pour vertu de décrire « un aspect important des économies marchandes : la médiation par les objets dans le cadre d’une relation purement utilitaire. » Mais cette théorie laisse de côté trop d’aspects importants des économies marchandes et capitalistes. C’est pourquoi il propose de changer de paradigme en optant pour ce qu’il dénomme l’hypothèse mimétique inspirée par les travaux de René Girard. Pour lui en effet :
« En théoricien, j’essaie de montrer que cette hypothèse d’une valeur substance ne décrit qu’imparfaitement la réalité des économies marchandes. À rebours de la majeure partie de la tradition économique, je mets en avant le désir de monnaie comme ce qui définit prioritairement le jeu marchand. La valeur, selon moi, est d’abord d’une nature fondamentalement monétaire, c’est-à-dire essentiellement abstraite. C’est la quête avide de monnaie qui constitue l’énergie première des économies marchandes, et non le désir d’utilité. L’extension infinie du règne de la marchandise est le moyen par lequel l’argent établit sa puissance. Cependant, pour conquérir son emprise sur les hommes, il lui faut des médiations permettant de contrôler les intériorités en les rendant adaptées à la marchandisation. »
Non fiction – Grand entretien avec A. Orléan – 9/1/2012

Une fois dominé par les relations marchandes, dans le cadre d’une société de marché dirait Karl Polanyi – La grande transformation – Gallimard -1944 - 1983, l’individu mimétique  est soumis à la logique sociale de la quête infinie de la puissance et de la distinction. Loin d’être autonome, cet individu est en quête de modèles sociaux pour manifester son statut.  Ses préférences ne sont plus données a priori comme des données exogènes comme dans le modèle néoclassique. Elles deviennent endogènes.Paradoxalement, ce transfert du désir vers la monnaie et les marchandises symboles de statut a des vertus : il pacifie les relations sociales en détournant la violence du désir de l’autre vers la masse des marchandises. Il est donc porteur d’un ordre, l’ordre marchand. C’est ici que l’on rencontre Thorstein Veblen. Sa théorie de la consommation ostentatoire occupe une place importante dans le modèle d’André Orléan. Pour Veblen en effet, l’agent n’est pas une monade, il est d’emblée immergé dans des relations sociales inégales qui donnent sens à ses activités de consommation.
« Pour cet auteur, l’objet est d’abord un trophée qu’on acquiert parce que sa possession confère de la puissance. Il s’agit, grâce à lui, d’affirmer sa supériorité. »
A. Orléan, L'empire de la valeur, Seuil, p.117.
Cette façon d’envisager l’acteur comme « machine désirante » - pour reprendre l’expression de G. Deleuze et F. Guattari dans L’anti-Oedipe, Minuit, 1972 conduit à poser différemment le problème de la rareté. Loin d’être une donnée objective, la rareté est posée comme produite par l’organisation marchande elle-même.
« La rareté désigne une forme d’organisation spécifique, instituée par le marché (…) ». Orléan, op. cit., p.120
La référence réjouissante à Marshall Sahlins – Âge  de pierre, âge d’abondance, L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976, nous donne l’occasion de souligner que l’économie telle que nous l’envisageons avec André Orléan est largement ouverte à l’anthropologie, comme le souhaitait et la pratiquait  déjà T. Veblen ou Karl Polanyi. De Veblen, A. Orléan retient la théorie de la consommation ostentatoire dans le cadre d’une société de rivaux où l’accès aux biens fixe les rangs sociaux. L’activité du consommateur est directement tournée vers autrui qu’il s’agit d’impressionner. Le modèle est donc en totale contradiction avec les présupposés utilitaristes et plus proche du potlatch de Mauss dans l’Essai sur le don – 1923- 1924 – Quadrige – PUF.
Toutefois, A. 0rléan considère que le modèle de Veblen repose sur le postulat d’une société déjà hiérarchisée où les acteurs sont conscients de leur position dans le système des classes. Or ceci rend le modèle partiellement inopérant car il réifie le prestige, le pose comme donné a priori. A. Orléan recherche un modèle horizontal où le prestige n’est pas donné d’emblée, mais construit par l’activité même des acteurs. La norme de consommation devrait surgir de l’action. C’est à ses yeux ce qui ferait la supériorité du modèle mimétique. Ainsi l’objet serait constitué par le désir de l’autre et non par ses qualités substantielles. Le bien prestigieux a une nature autoréférentielle selon lui ce qui permet une généralisation à l’ensemble de l’univers des biens de son analyse bien connue de la logique des marchés financiers. Une deuxième propriété de l’analyse mimétique tient à sa dynamique : plus un objet est désiré, plus la rivalité à son endroit est forte, plus il est désirable. La rareté n’est plus le point origine. Elle est le résultat de la dynamique mimétique car plus la production augmente plus les désirs pour les marchandises disponibles s’exacerbent, plus rareté et rivalité s’accentuent. Il existerait donc une dynamique endogène de différenciation des valeurs d’usage sans cesse renouvelée reposant sur des préférences endogènes, fonction des interactions mimétiques.

L’introduction de la monnaie dans son modèle parachève l’entreprise d’André Orléan. En effet, la monnaie permet de définir plus précisément l’économie marchande qui est « une économie où les acteurs sont à la recherche de monnaie ». Pourquoi ? Parce que la monnaie est l’instrument par excellence de la puissance marchande en tant qu’elle ouvre l’accès à toutes les marchandises. Cette proposition sur le désir illimité de monnaie n’apparaîtra triviale qu’aux non-spécialistes. En effet, pour l’économie néoclassique la monnaie ne joue pas un rôle central : elle est simple instrument facilitant les échanges. La quête de la monnaie pour elle-même est aux yeux de ces économistes une « aberration mentale », contraire à la rationalité et à l’utilitarisme.
Bien au contraire dans le modèle que préconise Orléan, la monnaie est amenée à jouer un rôle central. Ses propriétés et tout particulièrement sa liquidité, sa capacité à se transformer en tout autre bien sans délai et sans coût, d’être donc toujours acceptée dans l’échange, lui confère un prestige quasi infini qui attise les désirs et les rivalités bien au-delà de la simple obtention des biens utiles qu’elle permet. Sa puissance d’attraction est sans limites car elle met en jeu l’existence sociale des acteurs. Cela permet aussi de s’échapper des limites des théories objectives de la valeur. L’égalité des biens dans l’échange est le produit du nomos, de la loi, de "l’institution sociale-historique" (Cornélius Castoriadis). Autrement dit in fine la valeur est le résultat de l’institution monétaire. Prix et valeur sont une même réalité. Ce qui définit la valeur d’un bien, ce n’est ni son utilité, ni la quantité de travail incorporé préalablement à l’échange, c’est la quantité de monnaie que ce bien permet d’obtenir dans l’échange. Cette façon d’envisager valeur et monnaie ouvre la possibilité de penser tout à fois les situations d’ équilibre où la valeur de la monnaie n’est pas mise en cause et les situations de crise qui sont caractérisées par la perte de confiance générale dans l’unité monétaire.

Définir la monnaie comme fait social lui permet également de surmonter les barrières disciplinaires et de réincorporer la sociologie dans la science des faits économiques. La monnaie est définie comme l’institution qui donne réalité à la valeur économique. Or cette institution est la base de la société marchande  qui fait l’objet d’un consensus au moins transitoirement. Elle serait donc expression de la totalité sociale, de la stabilité de l’ensemble social. Il faudrait donc aller vers G. Simmel et E. Durkheim pour avoir une claire analyse des faits économiques :
« Tout l’effort théorique poursuivi au long du présent livre vise à réaffirmer la loi commune de la valeur pour en finir avec le séparatisme qui caractérise l’économie en tant que discipline. Bien qu’elle ait l’apparence d’un nombre, la valeur économique est bien une puissance de nature sociale, en l’espèce un pouvoir sur autrui qui prend la forme d’un pouvoir d’achat sur les choses, dont l’origine est dans la capture universelle des désirs individuels de liquidité. »
Orléan, op. cit. p. P. 189


Pour G. Simmel en effet, la monnaie est engagement de la société en tant que totalité. Elle est créée par le crédit et repose sur la confiance dans la capacité de la société marchande à s’autoreproduire au travers des interactions entre les différents acteurs sociaux. Cet acte de foi est pour parti irrationnel.
« Le sentiment de sécurité personnelle qu’assure la possession de l’argent est peut-être la forme et l’expression la plus concentrée et la plus aiguë de la confiance dans l’organisation et dans l’ordre étatico-social. »
G. Simmel, Philosophie de l’argent, PUF, p. 198.
André Orléan puise aussi son inspiration théorique dans l’œuvre de Durkheim et notamment dans Les formes élémentaires de la vie religieuse – Quadrige – PUF – 1912. En effet, Durkheim s’efforce d’y penser l’origine du fait social qu’il trouve dans la religion primitive. De la fusion des consciences individuelles naîtrait une réalité nouvelle, le collectif, la société, dotée d’une autorité et d’un pouvoir contraignant.
« J’ai découvert récemment que Durkheim me permettait d’aller jusqu’au bout des potentialités de l’hypothèse mimétique. Cette découverte est liée à plusieurs rencontres : d’abord la rencontre avec le concept de « polarisation mimétique », bien sûr de Girard, puis avec le concept de « puissance de la multitude » que Frédéric Lordon emprunte à Spinoza, et enfin celui d’unisson qu’on trouve chez Durkheim. »
A. Orléan, Non fiction.
Ce concept lui permet de mieux comprendre le concept d’autorité de la monnaie construite sur le modèle de ce que Durkheim appelle « l’autorité du social ». L’autre vertu de ce concept est de permettre de réunifier les sciences sociales. Il deviendrait possible de s’extraire de l’opposition, stérile à ses yeux, entre d’une part une science économique formelle et d’autre part des sciences sociales au raisonnement non poppérien (Jean - Claude Passeron, Le raisonnement sociologique, Nathan, coll. « Essais et recherches », 1991). Pour A. Orléan, les valeurs économiques sont de même nature que les autres valeurs sociales.
Cette révolution scientifique permettrait d’intégrer les paradigmes précédents, et notamment le paradigme néoclassique comme cas particulier. Ce dernier permettrait d’étudier le cas particulier d’une société où l’immense majorité des individus partagent une même représentation des prix, des biens, de leur qualité. Cette convention extérieure et intériorisée viendrait exercer sa force contraignante sur chacun. Ainsi, le rapport à la monnaie repose-t-il sur la confiance. Lorsqu’elle est acquise par les acteurs la monnaie est utilisée d’une manière routinière. Mais ce rapport à la monnaie peut se trouver bouleversé si la confiance dans l’économie disparaît comme le prouvent les crises que nous connaissons depuis 2007.
Cette approche renouvelée exigerait de nouvelles modélisations pour que soient prises en compte ces discontinuités dans le système de croyances. Elles seraient particulièrement nécessaires dans le domaine de l’économie financière qui a été totalement prise au dépourvu lors de la crise des « subprimes » et de ses suites. C’est précisément dans ce domaine que travaille depuis de longues années André Orléan et qu’il nous propose de réfléchir dans la dernière partie de son livre dont nous donnerons un simple aperçu, laissant au lecteur le soin de s’y plonger.

Pour donner cet aperçu, il suffit de rappeler que le point de départ d’André Orléan est le chapitre XII de la Théorie générale de J.M. Keynes où le marché financier est comparé à un  « concours de beauté ». Il ne s’agit pas de découvrir la personne la plus belle, mais de deviner celle que la majorité des autres lecteurs désignera comme la plus belle. Ainsi agissent les spéculateurs sur le marché financier sans règles, ni coût d’entrée, bref celui où est assurée la parfaite liquidité des titres. Ces spéculateurs se désintéressent de la valeur fondamentale des titres, celle qui reposerait sur la suite de dividendes anticipés pour l’ensemble des états futurs probables de l’économie. Ces états de la nature sont supposés probabilisables (ie connus avec une marge d’erreur évaluable) par l’analyse néoclassique et décrire toutes les incertitudes qui affectent l’économie considérée. Ainsi à une action d’entreprise sont associés l’ensemble des dividendes futurs correspondant aux différents états du monde anticipés sur la base d’anticipations elles-mêmes « rationnelles ». Ainsi chaque titre pourrait être évalué par le marché financier selon sa valeur fondamentale reflétant les rendements attendus et les probabilités associées.
« Dans la mesure où les investisseurs rationnels partagent une même information, à savoir l’information disponible à l’instant considéré, et une même représentation du futur, à savoir celle que suppose l’hypothèse probabiliste, leur calcul, mené sur la base des mêmes rendements objectifs, des mêmes probabilités et des mêmes taux d’actualisation, les conduira à un résultat identique. »
A. Orléan, op.cit.
Ainsi, les marchés reflèteraient à tout moment la valeur fondamentale des titres et seraient donc efficients. La spéculation aurait même un rôle utile car le spéculateur serait celui qui s’efforce de découvrir les titres dont la valeur de marché à l’instant t s’écarterait de la valeur fondamentale. Un titre sous coté relativement à sa valeur fondamentale devrait être acquis ce qui ferait remonter son cours et ainsi coïncider valeur de marché et valeur fondamentale.

André Orléan s’attaque à cette théorie démontrant que la spéculation peut sous certaines conditions se désintéresser totalement de la valeur fondamentale et engendrer des bulles spéculatives aux effets ravageurs sur l’ensemble de l’économie (comme le prouve la succession de krachs boursiers et immobiliers).  Ainsi, le spéculateur va s’efforcer de deviner le cours de l’action demain et d’autant plus se porter acquéreur qu’il prévoit une hausse de ce cours. La hausse du cours sera synonyme de plus values réalisables éventuellement par la revente de ce titre à terme. Il serait irrationnel de ne pas participer au mouvement haussier même si ce mouvement est sans rapport avec l’activité et le rendement réel des entreprises considérées. Ainsi lors de la bulle sur les nouvelles technologies des années 1990, des titres d’entreprises nouvelles (start up) se négociaient à des cours démesurés au regard des ventes effectivement réalisées. Et plus les marchés financiers sont dérégulés, connectés, efficaces, plus ces comportements sont rendus possibles. Bref plus la liquidité des titres (leur convertibilité en monnaie sans délais et sans coûts de transaction) est forte, plus les marchés tendent à s’écarter des fondamentaux de l’économie, plus se forment des bulles spéculatives. La financiarisation de l’économie est donc contre-productive et socialement dangereuse.
« Sur un marché pleinement liquide, tous les participants sont des spéculateurs qui cherchent à anticiper l’évolution du prix. Les prix qui se forment résultent de ces anticipations tournées vers le prix futur. Il s’ensuit une structure singulière, dite « autoréférentielle », qui diffère du modèle fondamentaliste en ce qu’elle se donne comme norme, non pas une réalité objective extérieure au marché, à savoir la valeur fondamentale, mais une variable endogène, en l’occurrence l’opinion du marché. »
A. Orléan, op.cit.
Ainsi se forment des croyances qui s’imposent comme des normes (dites conventions chez Keynes) et qui gouvernent les comportements : émergence d’une » nouvelle économie » à la fin des années 1990, bienfaits de la titrisation dans les années 2000 aboutissant à la crise des subprimes en 2007-2008… Soulignons que sur ces marchés, ne joue pas la loi de l’offre et de la demande car plus l’on prévoit la hausse d’un cours (prix d’un titre), plus il convient de l’acheter, ce qui engendre de nouvelles hausses  ! Ce paradoxe est aussi présent sur  le marché des matières premières, sur celui des sources d’énergie, sur celui de l’immobilier… Bref dans bien des domaines fondamentaux de la vie humaine le marché est inefficient… Il conviendrait donc de l’encadrer, de le réglementer, voire de lui substituer des formes de planification consciente.

André Orléan – L’empire de la valeur – Refonder l’économie – La couleur des idées – Seuil – 2011

Note de lecture rédigée par Bernard Drevon


Bibliographie

André Orléan, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Seuil, La couleur des idées, 2011
John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Payot, 1971 (1936)
Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique Éditions, 2010.
Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Gallimard, 1976.
Georg Simmel, Philosophie de l’argent, PUF, 1987 (1900).
Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, PUF, coll.Quadrige, 2003, 1912.
Karl Marx, Le capital, Livre I, sections I à IV, Flammarion, coll. « Champs », 1985 (1867). 
Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Nathan, coll. « Essais et recherches », 1991. »
Marcel Mauss, « Les origines de la notion de monnaie », in Œuvres tome II : Représentations collectives et Diversité des civilisations, Minuit, 1974 (1914).
Cornelius Castoriadis, « Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d’Aristote à nous », in Les Carrefours du labyrinthe, Seuil, coll. « Esprit », 1978 (1975).   
Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard, 1983, (1944).
René Girard, La violence et le sacré, Grasset, 1972.

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