James K. Galbraith raconte une anecdote piquante à la fin de son livre L’État prédateur publié au Seuil en 2009 (1° édition New York 2008). Rendant visite à son père John Kenneth Galbraith (le célèbre économiste auteur Du nouvel État industriel – 1967 – trad. 1968 Gallimard) très malade à l’hôpital, comme il lui parlait de son travail, ce dernier lui déclara : « Tu devrais écrire un livre court sur la prédation d’entreprise. Cela fera de toi la grande voix économique de ta génération. » Il s’est tu, puis a ajouté avec sa modestie habituelle : « Si je pouvais le faire, je t’éclipserais complètement. » ! (cette note a été publiée dans la revue Idées économiques et sociales - Juin 2012)

Cet ouvrage est un peu passé inaperçu au moment de sa publication en France. Il est pourtant fort intéressant à relire, surtout pour tous ceux qui se reconnaissent dans les courants hétérodoxes de pensée. La crise que nous traversons lui confère de plus un intérêt tout particulier. James K. Galbraith tout comme son père (décédé en 2006), considèrent Thorstein Veblen comme « le génie de la science économique américaine au début du XX° siècle » pour sa théorie connue de la consommation ostentatoire –voir Théorie de la classe de loisir publié en 1899 – trad. Française chez Gallimard – préface de R. Aron, mais aussi pour son travail sur la prédation qui s’inscrit lui-même dans sa théorie de l’évolution (voir la thèse d’Olivier Brette – Un réexamen de la théorie évolutionniste de Thorstein Veblen - Université Lyon II – 2004 – sur le site ). Nous y reviendrons. Tout d’abord présentons la structure du livre et sa problématique.
Pour James Galbraith, les débats politique et théorique sont totalement faussés : en effet, les néolibéraux se présentent comme les défenseurs du marché libre contre les forces de gauche censées défendre l’État interventionniste et régulateur. Aux yeux de l’auteur, cette opposition n’est que pur construit . En effet, les présidences Reagan et Bush, dominées par les courants néo-conservateurs et néolibéraux ont transformé les Etats-Unis en « république-entreprise » où l’économie n’est pas régie par les marchés mais par une coalition de puissants lobbies industriels. Ces derniers sont soutenus par un « État prédateur » qui loin de limiter l’emprise de l’État sur l’économie l’approfondit pour la mettre au profit d’intérêts privés. Le discours officiel, libéral, est un rideau de fumée masquant cette forme perverse d’étatisme. La gauche fait donc fausse route en prenant ce discours au pied de la lettre et en optant pour une « troisième voie » à la T. Blair et A. Giddens en cherchant à remédier aux défaillances du marché seulement.
L’ouvrage comporte trois parties. La première partie est un bilan critique des piliers du néolibéralisme. Il s’attaque à la confusion résidant dans le terme libéralisme qui se réduit à la « liberté d’acheter ». Le marché lui-même n’est à ses yeux qu’une négation : c’est un terme applicable au contexte de toute transaction du moment qu’elle n’est pas directement dictée par l’État. Le problème c’est que ce symbole de l’idéalisme conservateur est devenu le ticket d’entrée pour participer au débat politique de bon aloi, un véritable rite de passage.
Le monde réel est tout différent : il est caractérisé par un agent actif qui n’est pas l’individu, mais l’entreprise, la compagnie, la société, bref l’organisation qui s’efforce de contrôler les marchés précisément. Et ce que l’on dénomme « système de marchés » est en fait « le système planificateur » formé par les grandes entreprises et la liberté n’est réelle que pour les plus grandes entreprises stables dotées d’un pouvoir politique substantiel.

James Galbraith s’attaque ensuite aux divers volets des politiques néolibérales toutes caractérisées par des échecs liés à leur faiblesse théorique : l’économie de l’offre dont l’essentiel de l’effet a été la baisse des taux marginaux d’imposition pour les plus riches et paradoxalement la baisse du capital investi dans les entreprises au profit de l’investissement immobilier de prestige et la spéculation. Le monétarisme (« La guerre de l’oncle Milton ») a lui été vite abandonné dès 1982 face aux désastres provoqués par sa mise en œuvre : chômage, faillites d’entreprises, de pays et de zones entières. La victoire contre l’inflation serait due avant tout à l’émergence d’une économie désyndicalisée et à la mondialisation. L’équilibre budgétaire s’est révélé un rêve inaccessible et une idéologie de plus, fort dangereuse contraignant à des politiques restrictives sans autre effet que de briser la croissance. Cet idéal est en effet hors d’atteinte dans un contexte de déficit extérieur chronique et de globalisation financière.
Enfin, J. K. Galbraith s’attaque au dernier mythe, celui du libre-échange, qui selon lui «n’existe pas » : il critique la théorie des avantages comparatifs et analyse l’institution du désordre financier succédant à la fin du système de Bretton Woods après 1973. Résultat : « À partir du début des années 70, on ne fait plus du commerce pour payer ses factures ; on professait sa foi dans le libre-échange pour obtenir des prêts grâce auxquels il n’était plus nécessaire, à court ou à moyen terme, de payer ses factures. »

La deuxième partie, intitulée « L’économie simple des prédateurs et de la proie » a bien des accents vébléniens. Il considère tout d’abord que ce qui subsiste de la prospérité américaine tient à l’héritage institutionnel du New Deal. Le concept d’institution, hérité de T. Veblen est ici central. Parmi ces institutions, il envisage le secteur militaire, l’agriculture, la santé, l’enseignement supérieur, le logement et les retraites. Ces institutions non seulement stabilisent l’économie, mais encore ont contribué à créer et à reproduire une vaste classe moyenne.
Mais une autre institution centrale et stabilisante est en revanche fortement affaiblie : la grande entreprise. Elle jouait un rôle central dans la théorie du père de James dans Du nouvel État Industriel. Celle-ci est affaiblie par quatre phénomènes : la montée du commerce international, la réaffirmation du pouvoir financier, l’externalisation du pouvoir technologique et l’ascension d’une oligarchie dans la classe des cadres supérieurs d’entreprise.
Les membres de cette nouvelle classe, dotée d’immenses revenus personnels, affranchis de la grande entreprise ont décidé de s’emparer de l’État et de le gérer de façon à ce qu’il leur rapporte le plus d’argent, perturbe le moins leur pouvoir et qui leur offre le plus de chances d’être renfloués au cas où quelque chose tournerait mal. Ils ont décidé d’agir en prédateurs vis-à-vis des institutions existantes du système de réglementation et de bien-être social. La métaphore de la prédation est liée à la théorie de l’évolution et elle est issue de l’économie évolutionniste en particulier du livre de Thorstein Veblen Théorie de la classe de loisir publié en 1899. Pour James Galbraith, T. Veblen a été oublié trop longtemps, écrasé entre la vision de Marx et celle de Hayek ou Friedman car sa théorie était trop subversive pour les partisans du marché et trop cynique pour les marxistes. Dans le monde analysé par John Kenneth Galbraith son père, celui des Trente glorieuses, celui des grandes organisations, dominé par la technostructure, mais soumis au contre-pouvoir équilibrant de la technologie, l’instinct prédateur pouvait être soumis à un contrôle organisationnel durable.
Mais ce monde a disparu et le pouvoir s’est à nouveau dispersé vers la finance, vers les entreprises de haute technologie, vers les PDG… Cette dispersion a reconnecté le pouvoir à des particuliers et cela a permis la réémergence de la prédation, du comportement prédateur et de la conduite prédatrice pathologique comme traits centraux de la vie des entreprises. Une fois le pouvoir repassé des organisations aux individus, que vont-ils en faire ? Les organisations peuvent avoir des objectifs sociaux et techniques complexes, en général les individus n’en ont pas. Aux Etats-Unis, le parti républicain est devenu l’instrument de cette prédation des chefs d’entreprises sous les présidences Reagan et Bush père et fils. L’État prédateur est décrit comme une coalition d’adversaires implacables du cadre réglementé, composée d’entreprises dont les principales activités lucratives concurrencent en tout ou partie les grands services publics issus du New Deal. Il ne s’agit pas d’une lutte entre « l’État » et le « marché » comme l’illustre le secteur de la santé. Il n’est pas question de rendre le secteur en totalité au privé, mais de trouver des solutions institutionnelles permettant de maximiser les profits des compagnies pharmaceutiques et des compagnies d’assurances privées. Les prestations du système public  (Medicare) contribuent à garantir le paiement d’un prix de monopole sur les produits pharmaceutiques, tout en transférant la facture à l’ensemble des contribuables ! Des analyses similaires peuvent être conduites concernant l’école, l’enseignement supérieur, les retraites, le financement du logement et de la consommation. Dans ce dernier secteur, la mise en œuvre de prêts hypothécaires a stimulé tout à fois l’acquisition de logements à crédit par les classes moyennes et populaires, le crédit à la consommation gagé sur la valeur  des maisons et une intense spéculation immobilière soutenue par la banque centrale et les pouvoirs publics. Le nouveau cadre institutionnel a permis les prêts «subprimes » et la crise financière majeure qui en a été la conséquence à partir de 2007.
La réglementation ayant perdu ses défenseurs (syndicats par exemple), sous l’influence de la désindustrialisation et de la mondialisation, nous avons vu émerger une « république-entreprise », totalement soumise aux intérêts des lobbies et de cette nouvelle classe prédatrice. Cette prédation est l’ennemie de l’entreprise honnête et indépendante et particulièrement de l’entreprise durable, celle qui veut simplement vendre à la population et gagner convenablement sa vie à long terme.

L’État prédateur ne prendra fin qu lorsque la partie la plus raisonnable et progressiste du monde des entreprises le voudra vraiment, et sera prête à unir ses forces à celles des syndicats, des consommateurs, des environnementalistes et d’autres groupes sociaux mobilisés pour briser les prédateurs.

La troisième et dernière partie est consacrée au combat contre les prédateurs. James Galbraith critique les solutions type « Troisième voie » qui consiste à coller le plus possible aux solutions de marché. La gauche contemporaine fait fausse route en ne voulant pas miner l’autorité du marché et en ne s’attaquant qu’à ses prétendues défaillances. Pour lui seule la planification est susceptible de régler les problèmes qui se posent à l’humanité : réchauffement climatique, inégalités et pauvreté, emploi et chômage, urbanisation, lutte contre les grandes catastrophes type Katrina à la Nouvelle-Orléans. L’autre volet de l’intervention doit se  situer dans la fixation de normes en matière de prix, de salaires, de sécurité, d’environnement. Et les Etats-Unis pourraient jouer un rôle moteur dans cette réorientation de l’économie et de la société en utilisant les marges de manœuvre que leur offre la suprématie du dollar qui leur permet un financement quasi illimité pour le moment de leurs dépenses… Mais pour combien de temps ?

Bernard Drevon, Lyon le  5 janvier 2012.

 

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