Note de lecture sur le livre d’Eva Illouz Les émotions contre la démocratie, Premier Parallèle, 2022, traduit de l’anglais par Frédéric Joly - ISBN 978-2-85061-167-4

Notes par B. Drevon

Sociologue, directrice d’études à l’EHESS (Paris), Eva Illouz a vécu et enseigne en Israël. Elle travaille sur la marchandisation des émotions et ce qu’elle appelle le « capitalisme affectif ». Ses livres sont traduits dans le monde entier. 

Le livre commence par une riche introduction commentant les analyses de Theodor W. Adorno lors d’une conférence donnée à Vienne en 1967. Bien que le fascisme se fût officiellement effondré, selon lui nos sociétés restaient un terreau propice à de potentielles mouvances fascistes. Pour lui, fidèle aux enseignements de la théorie critique, le fascisme n’est pas un accident de l’histoire et peut s’incarner à nouveau dans des formes différentes des régimes des années 1920-1930. Il tient à la concentration du capital et à ses conséquences sur certaines couches bourgeoises menacées de déclassement. Il envisage donc le fascisme comme une peur du déclassement, de la perte des privilèges. Eva Illouz remarque que le populisme contemporain peut lui aussi être soutenu par des catégories privilégiées comme l’illustre les scores majoritaires obtenus par D. Trump en 2016. Ce sont les groupes aux revenus intermédiaires et très élevés qui ont le plus voté pour Trump. Les très bas revenus se sont eux, portés sur H. Clinton. On voit poindre ici les linéaments de l’analyse  de l’auteur qui se centrera sur les émotions et parmi celles-ci la peur et le sentiment de ressentiment. Un autre élément de l’analyse d’Adorno retient son attention :  le fascisme trouverait des éléments d’explication dans une certaine manière d’articuler les liens de causalité et de designer des coupables et des responsables. La bourgeoisie en déclin ne mettra pas en question les logiques capitalistes, mais désignera comme coupables ceux qui les critiquent. Il repère un processus cognitif crucial du proto-fascisme : l’incapacité de comprendre la véritable chaîne de causes à l’origine de la situation sociale. Le monde social peut être l’objet de distorsions fondamentales. 

Ces analyses rejoignent celles de Jason Stanley, Comment fonctionne la propagande (How Propaganda Works) qui définit le concept d’idéologie faussée « qui interdit à des groupes toute lucidité sur eux-mêmes en leur dissimulant systématiquement leurs intérêts. » La capacité d’analyse repose sur la confiance dans des autorités épistémiques légitimes qui font aujourd’hui largement défaut dans le contexte de prolifération de sphères d’information alternatives. Même si l’idée de critique est aujourd’hui elle-même critiquée, du fait qu’elle serait affaire de mauvaise foi ou de positionnement élitiste de la part du chercheur, on ne peut ignorer la prolifération de théories du complot qui affectent gravement l’idée que les acteurs sociaux sont effectivement égaux et rationnels. De même les manipulations de l’opinion publique par une classe politique au fait des techniques les plus sophistiquées de manipulation de l’opinion (le tout décuplé par les réseaux sociaux et leur rapidité et puissance de transmission) illustre la fragilité de l’acteur rationnel. 

Ainsi dans le populisme contemporain, les chaînes de causalité sont souvent inversées et les acteurs sociaux qui dénoncent l’injustice et l’inégalité sont perçus comme les adversaires, voire les ennemis de ceux qui en souffrent le plus. Si la question de l’idéologie faussée est si importante aujourd’hui c’est que partout dans le monde, et tout particulièrement en Israël, la démocratie est attaquée par ce que Francis Fukuyama appelle un « populisme nationaliste » : une forme politique qui mine de l’intérieur les institutions de la démocratie et qui permet aux acteurs les plus puissants de la société d’instrumentaliser l’Etat à leur profit, au détriment du demos, du peuple. C’est ainsi que les populations finissent par se sentir littéralement coupées des institutions qui avaient historiquement garanti leur souveraineté. Les démocraties peuvent mourir à petit feu. Le populisme est l’une des formes politiques qu’adopte cette mort lente. 

Le populisme n’est certes pas le fascisme, mais plutôt une tendance préludant au fascisme - une ligne de force qui met sous pression le champ politique et le pousse à des tendances régressives. Parmi ses causes, la prise de contrôle des médias de grande écoute par des puissances d’argent (R. Murdoch, V. Bolloré, CNews,  Fox News, Israel Hayom en Israël …) promouvant un agenda de droite dure, anti-libéral. 

La dégradation relative de la situation de la classe ouvrière avec la mondialisation choisie  et vantée par les dirigeants de la gauche comme Bill Clinton aux Etats-Unis signant le traité NAFTA ont ulcéré les représentants de la classe ouvrière. Les classes ouvrières ne se sentent plus représentées par la gauche. L’idéologie social-démocrate et progressiste a implosé aux quatre coins du monde. 

La combinaison de ces facteurs explique pourquoi on assiste dans certains pays à l’apparition et à la montée en puissance de tendances préludant possiblement au fascisme. 

Ce livre se focalise sur un aspect précis de ce tableau complexe : la perception du monde social à travers des trames causales faussées, de mauvaises explications en s’appuyant plus particulièrement sur l’exemple d’Israël. Ceci ne nous ramène pas à l’histoire ancienne de la sociologie et à la « fausse conscience ». Par « conscience faussée », il faut entendre une situation où les réflexions et sentiments de citoyens portent les traces d’une expérience sociale réelle qu’il s’agit d’explorer, mais dont les causes ne sont pas bien identifiées par les acteurs. Les traces de ces expériences sont à l’origine de raisons d’agir et de se comporter qu’il convient de comprendre sans toutefois souscrire aux raisons que les acteurs invoquent. Il s’agit d’en respecter la cohérence interne mais aussi de se demander où et comment exactement de telles visions en viennent à déformer la nature de la réalité politique et sociale.  Ce livre traite ainsi en premier lieu de trames causales (comment nous expliquons notre monde social) et de leurs manières d’affecter profondément la cognition et le comportement politiques. 

Il convient d’appliquer la réflexion d’Adorno à l’entrelacement de la pensée sociale et des émotions. Car seules les émotions ont le pouvoir multiforme de nier l’évidence factuelle, de structurer la motivation à agir, d’occulter l’intérêt personnel et de répondre à des situations sociales concrètes. La vie politique est saturée de structures affectives sans lesquelles nous ne pouvons comprendre comment des idéologies faussées imprègnent les expériences sociales et façonnent leur signification. 

 

Des structures de sentiment 

Raymond Williams, le grand théoricien britannique de la littérature a forgé l’expression « structures de sentiment » pour désigner les formes de pensée qui luttent pour s’imposer entre l’hégémonie des institutions, les réactions populaires aux régulations officielles et les textes littéraires qui rendent compte de ces réactions. Une structure de sentiment désigne une expérience aux contours non définis - ce que nous pourrions appeler aujourd’hui un affect. C’est une manière partagée de penser et de ressentir qui influence et qui est influencée par la culture et le mode de vie d’un groupe particulier. La notion de structure laisse entendre que ce niveau d’expérience a un modèle sous-jacent, qu’il est systématique. Ces structures peuvent jouer un rôle important en façonnant les identités individuelles et les identités de groupe. 

La vie politique donne forme à de telles structures de sentiment, qu’elles se manifestent sous la forme de la peur, du dégoût, du ressentiment ou de la fierté nationale. Ce sont ces structures que l’auteur va privilégier dans son étude. 

Les acteurs politiques excellent à façonner des récits qui confèrent des significations émotionnelles aux expériences sociales. Ils s’adressent directement aux électeurs avec des « narratifs » qu’ils forgent avec l’aide de consultants, d’experts et autres professionnels du marketing politique. Ces récits façonnés par les élites politiques peuvent entrer en résonance avec des habitus émotionnels formés au fil du processus de socialisation (colère, indignation, sentiment d’injustice, dédain) ou peuvent donner un sens à des expériences sociales en cours (par exemple celle di déclassement). Parfois les émotions peuvent contredire des intérêts socio-économiques matériels lorsque par exemple les échelons inférieurs de la classe moyenne votent en masse pour des dirigeants décidés à moins taxer les plus fortunés. Les émotions jouent un rôle crucial en influençant les choix électoraux et autres choix politiques. 

Les émotions peuvent se transformer en affects, des manières de ressentir moins conscientes. Les affects ne sont pas seulement fondés sur la position ou les expériences sociales. Ils imprègnent aussi les espaces, les images, les histoires qui circulent dans la société et qui y font lien, générant des atmosphères publiques, des climats auxquels nous réagissons plus ou moins consciemment en assimilant les associations émotionnelles créées par les mots, les événements, les histoires et les symboles. Un affect est un niveau d’expérience non cognitif ou précognitif. Il est « déposé » dans des objets ou des événements publics et collectifs - discours, fêtes, défilés, symboles et politiques étatiques. Ce matériau symbolique et émotionnel est le résultat conjoint des manipulations conscientes de puissants acteurs politiques et d’une sorte d’énergie brute qui circule dans la société civile à travers les réseaux sociaux, les interactions personnelles et les organisations non-étatiques. Elles ne sont ni pleinement rationnelles, ni  pleinement irrationnelles. L’auteur les considère plutôt comme des réactions à des conditions sociales qui prennent la forme d’un discours et de schèmes narratifs collectifs - schèmes narratifs qui mettent en relation, et de façon très spécifique, des causes et des effets, qui attribuent la responsabilité de telle ou telle situation à tel ou tel groupe et proposent des solutions à des situations à l’évidence délicates. Le populisme contemporain tend à renforcer l’influence des émotions. Voir par exemple la popularité de Trump peu affectée par les scandales. 

Une structure de sentiments a donc une double propriété : elle est une expérience sociale spécifique vécue par des personnes qui peuvent avoir en commun une même expérience économique, sociale, culturelle ; et elle peut aussi désigner les manières par lesquelles cette expérience est nommée et en quelque sorte encadrée par divers groupes qui contrôlent l’arène des débats publics - médias acteurs politiques, lobbyistes, influenceurs, politiciens, etc. Le populisme est une manière (souvent efficace) de recoder un malaise social. 

 

Par exemple en Israël : 

1- le trauma provoqué par l’extermination et la naissance de l’Etat d’Israël : guerre contre les pays arabes et contre la puissance coloniale britannique. D’où la peur généralisée de l’ennemi. 

2 - les conséquences de l’expérience sociale de la conquête de la terre et des territoires occupés depuis 1967, poussant à s’interroger sur la nature du nationalisme israélien et source par ailleurs d’avantages économiques. L’occupation est source de pratiques de séparation, mais aussi d’un sentiment de dégoût entre divers groupes composant la société israélienne. 

3 - la troisième expérience sociale est le sentiment de ressentiment ressenti par les Mizrahim (les juifs nés dans les pays arabes) vis-vis des Ashkénazes jugés dominants et méprisants. 

4 - Ces sentiments négatifs sont transcendés par un sentiment positif, l’amour, l’amour inconditionnel de la patrie, de la nation/du peuple.

 

En d’autres termes, les expériences sociales sont traduites en des émotions et des raisons d’agir, donnant lieu à des histoires récurrentes qui deviennent des armes idéologiques. 

 

Les émotions et la vie publique

 

Ce livre entend définir la politique populiste israélienne en l’envisageant comme une politique qui fusionne quatre émotions spécifiques - la peur, le dégoût, le ressentiment, et l’amour - et qui fait de ces émotions des vecteurs dominants du processus politique. Bien entendu Israël n’est pas représentatif du reste du monde. 

Toutefois, comme le souligne Dani Filc, le populisme est « un projet politique sous-tendu par certaines prémisses idéologiques communes qui font leur apparition dans des sociétés où prévalent des conflits portant sur l’inclusion ou l’exclusion de groupes subalternes. » Israël est loin d’être le pire des pays qui ont emprunté la voie populiste au regard des dangers bien réels et des tensions qui la caractérisent. 

Et pourtant Netanyahou a inauguré une « manière »  souvent imitée ; il entretient d’ailleurs des liens d’amitié avec nombre de dirigeants hostiles à la démocratie : Duterte, Trump, Poutine, Modi, et Orban. Ils se caractérisent par un style politique commun : ils sont hyper-masculinistes ; ils attaquent l’Etat de droit ; ils fomentent des théories du complot ; ils dressent les groupes sociaux les uns contre les autres ; et ils affirment tous représenter le peuple contre les élites. 

 Netanyahou a définitivement transformé ce parti en un parti populiste et a renoué sur de nombreux sujets avec son idéologie radicale des débuts (au départ le Likoud est issu du Herout jadis dirigé par Menahem Begin et considéré initialement comme une organisation terroriste, et un dangereux parti d’extrême droite par les juifs libéraux comme Einstein ou Hannah Arendt en 1948. Ce n’est que progressivement que le Likoud fondé en 1973 a intégré ce legs et s’est mué en parti de droite modérée. 

Israël se révèle un bon cas d’étude du populisme : tout d’abord en raison de la longévité de son régime populiste (au moins 10 ans). De plus les traits du populisme y sont bien présents : délégitimation de la presse et des institutions de l’Etat de droit, politisation de la bureaucratie. De plus Israël jouerait un rôle central dans l’apparition d’un axe populiste sur la scène internationale avec le renforcement de ses liens avec le Brésil (J. Bolsonaro), l’Inde (Modi), le groupe de Visegrad. 

De plus, Netanyahou qui a mis en oeuvre des politiques néolibérales, a pourtant constamment bénéficié du soutien des divers groupes sociaux ayant souffert par le passé de discriminations. Il est en ce sens un très bon exemple de l’énigme que constituent les politiques populistes : une politique qui n’a aucun scrupule à baisser les impôts des plus favorisés, à réduire le secteur public à la portion congrue, à aggraver les inégalités sociales et qui, pourtant, continue de jouir du soutien inébranlable de ceux qui sont les affectés par ses grandes orientations (comme l’illustre le décalage entre les prix des logements de 2011 à 2021 - plus 345 % et l’évolution des salaires : plus 17, 5 %). 

Dani Filc s’est attaché à décrire ce qu’il appelle le post-populisme de Netanyahou parlant d’une stratégie politique à trois dimensions : une dimension matérielle adoptant la forme du néolibéralisme économique, une dimension politique - l’autoritarisme - et une dimension symbolique - le nationalisme conservateur. Ces trois dimensions s’entrecroisent de façon très homogène autour d’un cycle émotionnel qui en forme le coeur et qui permet de susciter l’adhésion des citoyens à des croyances et des histoires d’une grande force de persuasion puisqu’elles entrent en résonance avec la réalité sociale et avec de puissants symboles et significations culturels. L’autoritarisme est légitimé par la peur, le nationalisme conservateur (une vision de la nation fondée sur la tradition et le rejet de l’étranger) sur le dégoût, le ressentiment et un amour soigneusement cultivé du pays. 

L’auteur limite son étude au populisme de droite : c’est la combinaison de ces quatre émotions et leur omniprésence dans l’arène politique qui font très probablement la spécificité de la politique populiste. 

Invoquant Aristote, Eva Illouz se demande quelles émotions devraient être cultivées dans une société décente. Et nous devrions envisager le populisme comme le résultat visé d’un ensemble spécifique de dispositions émotionnelles intentionnellement cultivées. Martha Nussembaum, Les émotions démocratiques, étudie la formation d’habitus émotionnels ou de dispositions émotionnelles spécifiques dans la sphère politique (l’habitus étant défini comme un ensemble de dispositions qui structure une matrice de la pensée et de l’agir). Bien qu’étant saturée d’émotions, la sphère publique démocratique n’est dénaturée que par certaines émotions spécifiques. Eva Illouz s’efforce de faire une typologie des émotions populistes : elles divisent la population et dressent les groupes sociaux les uns contre les autres ; elles sont généralement sous-tendues par l’idée qu’il existerait de fortes différences entre ces groupes sociaux ; elles en appellent à des formes de violence, d’ostracisme, de censure, de violence physique directe ; elles conduisent à nier la légitimité même des positions autres que populistes ; elles conduisent à percevoir les rivaux politiques comme des traîtres ; elles en appellent à la grandeur et à l’authenticité de la nation ; elles sont souvent nourries de récits victimaires et de la perspective d’un danger imminent. Elles sont utilisées à des fins personnelles par le ou les dirigeants qui cherchent à susciter l’amour ou une forte identification. Elles s’appuient sur un fort sentiment de défiance à l’endroit des institutions étatiques, générant le sentiment d’être ignorée, méprisée, et coupées de ces mêmes institutions.