Franc CFA : le débat interdit ?

 

Nous venons d’apprendre l’éviction brutale de notre collègue Kako Nubukpo de son poste de directeur de la Francophonie économique et numérique de l’Organisation Internationale de la Francophone (OIF) par la presse (Jeune Afrique 8/12/2017, Le Monde Afrique 8/12/2017). Il était venu en février nous présenter ses thèses à Lyon.

On lui reproche le non respect de l’obligation de réserve étant donné ses responsabilités. Il semble en fait que son positionnement critique sur la question du franc CFA ait profondément irrité quelques grands leaders africains et jusqu’au sommet de l’État en France d’après la presse.

Ne peut-on pas en effet critiquer sur la base d’arguments rationnels un système monétaire hérité de la colonisation (l’acronyme CFA a tout d’abord signifié « les colonies françaises d’Afrique ») et qui désigne aujourd’hui deux zones distinctes rassemblant quatorze pays : d’une part la « Communauté financière d’Afrique » (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Niger, Mali, Sénégal, Togo) et d’autre part la « Coopération monétaire d’Afrique » (Cameroun, République Centrafricaine, République du Congo, Gabon, Guinée équatoriale, Tchad). Ce sont ainsi plus de 150 millions de personnes qui utilisent dans leur vie quotidienne le franc CFA.

Sans nous prononcer sur le fond, nous pouvons souligner que notre collègue, professeur, agrégé d’économie du supérieur, formé à l’Université Lyon 2, docteur, ancien assistant dans cette institution et professeur à l’École de Management, ancien conseiller à la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, ancien ministre du Togo, a conduit une analyse rationnelle, très éloignée de certains positionnements extrémistes à fondement exclusivement idéologique.

 

Il a rédigé avec d’autres économistes français et africains un ouvrage – Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. A qui profite le franc CFA ? coédité avec Martial Ze Belinga, Bruno Tinel, et Demba Moussa Dembele – La Dispute – 2016 et publié de nombreux articles.

 

 

 

Quelles caractéristiques du franc CFA aujourd’hui

 

- la parité fixe du franc CFA par rapport à la monnaie forte utilisée en France et en Europe – l’euro (soient 655, 957 francs CFA pour un euro). Cette parité est garantie par le Trésor français (et non la Banque de France).

 

- Les pays des zones CFA doivent en outre déposer 50 % de leurs réserves de change auprès du Trésor français qui

s’engage à fournir des euros en contrepartie des francs CFA présentés (à condition que les réserves de change des pays de la zone soient suffisantes).

 

Quelles sont les critiques adressées à cette monnaie ?

 

- Kako Nubukpo, et les co-auteurs de l’ouvrage cité dont Bruno Tinel considèrent que cette monnaie unique alignée sur l’euro a de multiples défauts pour un continent à forte croissance démographique et aux niveaux de développement économique très insuffisants. Le besoin de création d’emplois est en effet très important et les infrastructures de base sont encore déficientes (santé, éducation, transport, etc.).

- La stabilité monétaire, le faible taux d’inflation, l’absence de risque de change n’ont guère contribué au développement. Les pays de la zone ont connu une croissance par habitant médiocre. Cette monnaie trop forte ne répond pas aux besoins de ces pays qui doivent s’aligner sur les politiques d’austérité pratiquées dans la zone euro pour maintenir leur taux d’inflation aux standards européens. Cette monnaie très forte nuirait aussi aux exportations africaines et encouragerait les importations de produits manufacturés et agricoles étrangers, ruinant les efforts de développement industriels et agricoles de la zone franc. Les pays de la zone sont ainsi maintenus dans une position d’exportateurs de matières premières et leurs recettes dépendent des cours des marchés mondiaux et du taux de change euro/dollar.

- Accumulant des réserves de change, ces pays freinent drastiquement la distribution de crédit à l’économie, ce qui bloque l’investissement. Les crédits aux populations pauvres sont très rationnés et souvent offerts à des taux d’intérêt de l’ordre de 10 %.

- Cette monnaie forte permettrait aux plus riches africains de bénéficier d’une garantie de change sur leurs placements financiers et immobiliers en France et dans le monde.

 

Notre collègue Kako Nubukpo (et ses collègues) proposent donc de s’extraire de cette spirale du non développement, mortifère pour un continent en très forte croissance démographique (rappelons que l’Afrique devrait compter 2, 5 milliards d’habitants en 2050 et plus de 4 milliards d’habitants en 2100), travaillé par les intégrismes qui prospèrent sur le chômage et l’absence de perspectives d’avenir. Pour lui, il faudrait adosser le franc CFA à un panier de monnaies (le yuan, le dollar, la livre sterling). Dans une seconde phase, il pourrait être envisagé une monnaie unique aux pays de la zone CFA, voire commune à tous les pays d’Afrique de l’Ouest. Ces réformes permettraient aux Africains de se former à la gestion des politiques monétaires et de sortir progressivement de la « servitude monétaire » car pour le moment toute la gestion monétaire leur échappe.

 

Ces positions rationnellement exprimées et soutenues par des raisonnements économiques d’ordre scientifique méritaient-elles une sanction si sévère pour un responsable de la francophonie économique ? Elle le prive de liberté d’expression sur un sujet sensible et contribue à faire perdurer l’image de la France/Afrique que notre président affirme vouloir effacer. Nous ne pouvons que demander que l’on revienne sur cette sanction et que le débat démocratique prospère sur le franc CFA.

 

Le bureau de l’association Les amis de Veblen - Lyon