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18 mars 2017
Vers une société hyper-industrielle ?
Le Monde – Hervé Guillaud

On entend plus souvent parler de la fin de l’industrie que de sa renaissance. En s’intéressant au renouveau du capitalisme productif, l’ingénieur et sociologue Pierre Veltz (Wikipédia) livre, dans un ouvrage très synthétique pour l’excellente collection de la République des idées, un stimulant contrepoint.

Pour lui, le discours sur la révolution numérique qui promet une transformation radicale de la modernité suscite, en dehors d’une petite frange enthousiaste, plus d’angoisses que d’espoirs. L’avenir, pourtant, explique-t-il, n’est pas la fin de l’industrie, mais son renouveau.
Contrairement à ce qu’on pense souvent, « la production de biens et de services industrialisés est en croissance continue et représente une part à peu près stable de la valeur ajoutée globale ». Le déclin manufacturier doit donc être relativisé. Pour lui, c’est plutôt à une recomposition que l’on assiste, qui s’appuie sur la convergence entre industrie et services, et qui donne naissance à un monde non pas post-industriel, mais hyper-industriel.


Notre consommation industrielle demeure insoutenable

Pierre Veltz dresse un panorama concis, mais éclairant sur ce qu’on qualifie souvent, à tort, de fin de l’industrialisation.
Si l’emploi manufacturier régresse aux Etats-Unis et en Europe, son effectif mondial n’a jamais été aussi élevé (330 millions y travaillaient en 2010, soit 4,8% de la population mondiale, soit un ratio éminemment stable depuis longtemps). La production elle-même a continué à augmenter : « le produit manufacturier mondial en 2010 représentait une fois et demie celui de 1990, 60 fois celui de 1900 ». Par contre, depuis les années 90, cet emploi s’est concentré dans un petit nombre de pays, notamment en Chine. S’appuyant sur le livre de Vaclav Smil, Making the modern world, Materials and dematerialization, il souligne même que nous sommes entrés dans un monde éminemment matériel : « Les Etats-Unis ont consommé 4,56 gigatonnes (milliards de tonnes) de ciment durant tout le XXe siècle. La Chine en a englouti autant en seulement trois ans (2008 à 2010) ! Si l’on considère l’acier, autre produit essentiel – et comme le ciment très énergivore -, les deux dernières décennies ont consommé autant que tout le XXe siècle. Chaque année, le monde utilise autant d’acier que durant la première décennie suivant la Seconde Guerre mondiale ». Une ponction sur les ressources insoutenable à terme, comme le pointait déjà l’ingénieur Philippe Bihouix!

Si dématérialisation il y a, c’est qu’on utilise moins de matière pour assurer une fonction : « On trouve des matériaux de substitution plus efficaces et moins coûteux (en énergie notamment). On invente de nouveaux dispositifs pour optimiser l’usage des matériaux. » Veltz donne l’exemple très concret des cannettes en aluminium qui pesaient 85 gr dans les années 60 et qui ne pèsent plus que 9,5 grammes aujourd’hui et qui sont recyclées à 50%. Mais l’effet rebond fait que « la consommation a augmenté beaucoup plus vite que la relative dématérialisation ». Les progrès dans la production de voitures ont été effacés par l’augmentation de la production en volume. Et le smartphone censé remplacer le réveil, la radio, la télé, l’ordinateur, l’appareil photo, l’horloge… n’a pas produit pour autant une réelle substitution. Pour Veltz, la dématérialisation réelle nécessite de penser la frugalité… Mais encore faudrait-il que nous soyons capables d’apporter une réponse en terme de déprise de la population mondiale et de modes de consommation. Nous en sommes loin !

Qu’est-ce que l’hyper-industrialisation

Pour Pierre Veltz, le phénomène nouveau est que « l’industrialisation se propage désormais au-delà de la production des objets pour s’étendre à l’économie des services… et même à « l’économie des idées » ». « On continue à parler de la France des usines, en oubliant que l’industrie est aujourd’hui beaucoup plus vaste que ses usines ». « La France industrielle est devenue, très largement, une France de bureaux et de cols blancs » : chez Renault, le technocentre de Guyancourt avec ses 10 000 ingénieurs emploie deux fois plus de personnes que la principale usine du groupe en France, celle de Douai. L’industrie n’est plus seulement le monde industriel et ce monde industriel a également profondément évolué.
Si la production industrielle n’a cessé d’augmenter, ce qui a changé, c’est sa place dans l’emploi et dans la valeur ajoutée. L’externalisation – c’est-à-dire le fait que des tâches qui étaient assurées au sein de l’entreprise industrielle (comme le nettoyage, la restauration, la comptabilité) soient désormais accomplies par des fournisseurs extérieurs – n’explique pas tout. Les gains de productivité comptent également dans la déprise industrielle (entre 1995 et 2015, la production industrielle française a été multipliée par 2 et le total des heures travaillées divisé par 2 !). Ainsi que le défaut de compétitivité, c’est-à-dire le fait que des produits initialement fabriqués en France soient désormais importés.
Si la valeur ajoutée de l’industrie dans le PIB s’est effondrée, il faut le relativiser, notamment du fait que les prix des biens industriels ont également considérablement chuté. Et que le secteur ne tient pas compte de secteurs désormais totalement industrialisés dans leurs méthodes, notamment dans le domaine des services qui sont devenus, pour beaucoup, très proches du monde industriel traditionnel.
Désormais ce sont les pôles de recherche, les unités commerciales, les data centers ou les centres logistiques qui sont devenus industriels. Autant de secteurs qui vont désormais être impactés par l’automatisation, allant de la robotisation à l’IA en passant bien sûr par la mutation numérique. Reste que l’ouvrage peine à caractériser ces nouvelles formes industrielles, sans doute du fait de leur diversité intrinsèque. Quelles sont les caractéristiques
communes des entreprises hyperindustrielles ? Qu’est-ce qu’un Zara, une startup, un géant de la pharmacie, un Gafa ou un Natu ont un commun ? Quels sont les processus communs que déploient à la fois un Uber, un H&M, un Ikea, un Etsy, un Tesla ou un Foxconn ? Comment, quel que soit le secteur où elles se déploient, peut-on caractériser les entreprises hyper-industrielles ? Une explosion combinatoire qui repose sur la qualité de la conception.
Quand on lui demande quels sont les points communs de ces modèles hyper-industriels, Pierre Veltz concède l’importance de leur agilité transnationale, leur capacité à faire de l’optimisation fiscale ou financière… Mais ces modèles reposent avant tout sur le fait qu’elles s’appuient sur la normalisation et la standardisation pour développer des effets d’échelle massifs. Veltz rappelle l’histoire de l’industrialisation des armes à feu par exemple, qui a été
possible à un moment où la précision de l’usinage a rencontré la normalisation, permettant de franchir un seuil en terme de capacité de production. « L’industrialisation naît d’une explosion combinatoire de productivité permettant à la fois de sérialiser et de diviser le travail », nous explique-t-il. Pour Veltz, l’invention du conteneur ou de protocoles transactionnels en ligne relèvent du même effet. « A l’heure où la coordination des réseaux devient un avantage concurrentiel majeur dans une économie relationnelle, l’établissement d’interfaces d’échanges standardisées, comme les API par exemple, libère bien plus de potentialité que la protection des modalités d’échange ». En fait, on pourrait dire que tous les secteurs (production, logistique, marketing, comptabilité…) connaissent désormais des process industriels d’optimisation… Le numérique les relie mieux qu’avant entre eux et les relie plus facilement et en temps réels avec les fournisseurs, les sous-traitants ou les clients finaux. Cette double combinatoire en enclenche une troisième qui renforce les effets d’échelle et les effets de réseaux. C’est la somme de ces combinaisons qui transforme les process industriels en process hyper-industriels.
Ces entreprises hyper-industrielles se caractérisent avant tout par un fonctionnement en réseau. Bien souvent, elles ne sont pas seulement des fabricants, comme le montrent les grands de l’habillement, qui contrôlent la conception, la logistique et bien souvent aussi la distribution finale, avec une production parfois complètement sous-traitée…
Pourrait-on dire que leur caractéristique première est d’être devenues complètement industrielles, dans tous leurs process ? D’une certaine manière. Elles sont marquées par le développement d’une convergence industrielle, très profonde. « Apple, Amazon, Google qui marient intimement le hard et le soft, sont-elles des sociétés industrielles ou des sociétés de services ? » « L’industrie des services tout entière s’est imprégnée des normes et des logiques traditionnellement liées à l’industrie : standardisation, contrôle qualité, rationalisation des ressources… », explique encore l’ingénieur dans son livre. La raison de ce brouillage de frontières entre services et industrie tient d’explications balisées : robotisation, numérisation, mise en réseaux, interconnexion généralisée, plateformisation de la production… et engendrent un nouveau paradigme construit sur des « économies de réseau » permettant des « économies d’échelle de la demande », capable de changer d’échelle rapidement (la fameuse « scalabilité »)… Pour Veltz, si ce nouveau paradigme est surtout mobilisé aujourd’hui par les entreprises de l’internet, elles ne sont plus les seules à mobiliser ces capacités et cette transformation est appelée à s’étendre à tous les secteurs.
Ce que le numérique a transformé explique-t-il, c’est l’échelle, la diversité et l’ampleur de la circulation d’idée. Mais pas seulement : « Au niveau d’un site productif, la performance repose moins sur la qualité et le coût des diverses ressources que sur l’intelligence de leur combinaison, autrement dit l’efficacité de l’organisation et du tissu relationnel. » Désormais, la productivité des machines a un impact économique plus important que la productivité du travail… Et cette productivité des écosystèmes repose au premier chef sur la qualité relationnelle. L’enjeu n’est pas tant dans la performance que dans la connexion estime Veltz. La compétitivité relationnelle est le véritable enjeu de la révolution numérique. Si la concurrence par la recherche du moins-disant en termes de niveau de salaires, de conditions de travail et de contraintes environnementales existe, c’est la mise en réseau des acteurs qui permet la flexibilité et la réactivité…
Pour Veltz, le taylorisme s’est déplacé vers les services. Si l’automatisation a transformé le travail, force est de constater que les opérateurs désormais sont là pour surveiller la bonne marche des machines… Mais la performance de ces nouvelles formes de travail repose avant tout sur la qualité de la coopération entre concepteurs, outils et opérateurs. Pour Pierre Veltz : « plus la production se technicise, plus la performance devient relationnelle ». En fait, m’explique-t-il, la performance est non linéaire. A ressources et moyens égaux, la performance d’un site à un autre peut être très différente. « Plus les systèmes techniques se complexifient, plus il faut une communication dialogique ».
L’automatisation n’est qu’un engrenage : tout se joue dans la capacité des acteurs à se parler ! « Plus les systèmes sont complexes, plus leur fiabilité demande un environnement de qualité et de proximité pour les faire fonctionner ».
Or, plus les systèmes sont complexes, plus ils sont fragiles, plus ils se doivent d’être fiables.
Pour Veltz, l’enjeu de ce livre est de comprendre que contrairement à ce qu’on pense souvent, l’enjeu n’est pas d’opposer industrie classique et industrie numérique, mais au contraire de montrer qu’on assiste à une convergence, à une hybridation de modèles industriels.
Face à cette hyper-industrialisation, y’a-t-il encore une place pour des formes artisanales ? Pas beaucoup, estime l’ingénieur. Mais il y a des lacunes dans les capacités de réponses d’un système hyper-industriel. Certains marchés lui semblent trop petits, trop spécifiques, trop coûteux… « Il peut y avoir des réponses artisanales sur des niches importantes ».
Si Apple fait produire en Chine ce n’est pas tant pour profiter de la flexibilité sociale ou environnementale que pour profiter de l’avantage combinatoire de ces différentes formes de flexibilité qui permet, alors que la production est on ne peut plus automatisée, de doubler la force de travail pour répondre à la demande très saisonnière de la vente de gadgets hich-tech par exemple. A terme, avec l’automatisation, la flexibilité des effectifs sera de moins en moins un argument majeur pour localiser une production, mais le besoin de ressources, d’un environnement pour faire que ces machines soient toujours disponibles, lui le deviendra.

Dans une économie en réseau, ce qui progresse le plus ce sont les inégalités

Cette transformation, cette plateformisation de l’économie, a pour conséquence de développer les inégalités. Des inégalités sur le front de l’emploi, entre les emplois de conception et d’anticipation et les emplois de production bien sûr… « Derrière la plupart de nos produits de grande consommation, il y a autant et souvent plus d’emplois dans la publicité, le marketing, l’ingénierie que dans la production directe ». Pour Veltz, tout l’enjeu des politiques industrielles devrait être d’attirer et fixer le plus possible d’emplois qui pourraient être délocalisables… via des écosystèmes très développés, « adhésifs », reposant sur l’innovation. « Le nouveau modèle qui fait rêver certains dirigeants est donc à l’extrême opposé de la firme centralisée géante à l’ancienne. C’est celui d’un centre de coordination mettant en œuvre les ressources de manière totalement flexible, le travail lui-même étant redéfini comme une ressource liquide de contributeurs indépendants mobilisables à volonté. Certains consultants parlent de « human clouds ». » Si ces modèles peuvent ouvrir des formes d’émancipation, ils font dans le même temps peser des risques majeurs sur la régulation des formes de protection et de solidarité, qui nécessitent d’être étendues et défendues.

Autre inégalité que favorise la montée de l’économie en réseau : le développement d’inégalités géographiques…

« Loin de devenir « plat », comme le proclame Thomas Friedman dans son best-seller mondial, le monde devient un archipel de pôles connectés entre eux, avec des ressources de plus en plus concentrées. » L’économie en réseau, en rendant les ressources plus fluides, concentre enfait les activités spatialement. La proximité va de pair avec la fluidité.

Derrière des chaînes d’approvisionnement mondiales se cachent des archipels qui concentrent richesses et savoir - faire.

Un monde de plus en plus interconnecté semble aussi un monde de plus en plus inégalitaire. A l’hyperindustrialisation répond l’hyper-polarisation et l’hyper-concentration. La scalabilité mondiale change la donne… « La globalisation et le numérique ont eu un double effet : ils ont augmenté spectaculairement à la fois le nombre de jobs scalables, mais aussi les écarts entre les bénéficiaires de cette scalabilité » Le numérique et la mise en réseau renforcent la polarisation… et rendent peut-être plus difficiles qu’avant les synergies de proximité permettant de développer des écosystèmes et économies de réseaux. La mondialisation et les inégalités s’auto-renforcent.
La très courte conclusion de Pierre Veltz est trop courte pour être rassurante. Peu de choses semblent pouvoir être mises en oeuvre pour ralentir cette métropolisation galopante. Pire, me confie-t-il : « plus le monde est fluide, plus le nombre de hubs est limité ». Et tout le problème est de savoir ce qu’on fait des marges, des périphéries qui s’agrandissent et s’appauvrissent…
Les territoires qui ne sont pas en archipels semblent ne plus servir à grand-chose ou à grand monde… Le problème, nouveau, est que ces centres riches n’ont plus besoin de leurs périphéries pauvres. « Paris n’a plus besoin de ses banlieues. Elle n’a plus besoin non plus des maçons creusois, des nourrices normandes ou des éleveurs du Charolais… Désormais, Paris fait venir son alimentation du Brésil, ses prostituées d’Europe de l’Est… Comme les centres entre eux, les périphéries sont désormais en concurrence au niveau mondial. Pire : les centres riches ont accès à des ressources produites par des périphéries pauvres sans plus être liées à elles par des liens durables ».

Ce modèle est assez angoissant, reconnaît Pierre Veltz. La force de la France est d’être relativement protégée, car les inégalités territoriales y sont moins fortes qu’ailleurs, notamment grâce à la force de notre Etat social si l’on en croit Laurent Davezies. Nous ne sommes pas dans la même situation que bien d’autres pays du monde, notamment parce que nous avons fait attention à maintenir la solidarité. Tout l’enjeu est donc de la préserver.

Hubert Guillaud