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Accélération. Une critique sociale du temps


À l’occasion de sa réédition en format de poche, il est intéressant de rappeler tout l’intérêt de ce grand livre (1). Hartmut Rosa est un sociologue et philosophe allemand qui s’efforce de susciter un renouveau de la Théorie critique de « l’École de Francfort », tout en voulant dépasser sa première forme (celle de T. Adorno et M. Horkheimer) et en se montrant critique vis-à-vis de J.Habermas et Axel Honneth. Le thème central de l’œuvre est celui de l’accélération sociale qu’il cherche à définir de façon rigoureuse. Celle-ci prend trois dimensions :  l’innovation technique (production, transport, communication), le changement social et le «rythme de vie ». L’accélération est à ses yeux un trait caractéristique de la culture de la modernité dès son origine  avant la Renaissance. Ce phénomène prend toute son ampleur dans la modernité tardive (la nôtre) qu’il distingue de la modernité classique (analysée par Marx et Weber).
Nourri de sociologie classique et de philosophie, il s’appuie plus particulièrement sur Marx (tout en refusant un strict déterminisme technologique), Weber (la rationalisation en tant que phénomène culturel), Simmel et W. Benjamin (pour le rythme de vie dans les métropoles).

 


Le premier aspect est bien connu dans ses formes et ses conséquences : la compression de l’espace avec la réduction du temps de transport et la nécessaire accélération de l’ensemble des comportements économiques. L’accélération du changement social est plus originale. Il soutient une définition strictement indépendante du changement technique, c’est un changement « de » la société  affectant la politique, l’art, la science, les relations professionnelles comme la vie domestique et l’éthique. Autrement dit, le rythme du changement culturel et structurel devient supérieur à celui de la succession des générations : ainsi le modèle de la vie en couple stable est rapidement bouleversé par la banalisation du divorce et du concubinage en moins d’une génération.
La troisième dimension, le « rythme de vie » consiste en « un raccourcissement ou une densification des épisodes d’action » et subjectivement en « une recrudescence du sentiment d’urgence, de la pression temporelle contrainte engendrant du stress, ainsi que la peur de ne plus pouvoir suivre ». Situation paradoxale car une des justifications fondamentales de l’accélération technique consiste précisément dans le gain d’autonomie qu’elle serait en mesure d’assurer ! Les acteurs souffrent d’une pénurie de temps alors même que le temps libre augmente. L’auteur explique ce paradoxe par le caractère auto-entretenu du processus d’accélération : les bouleversements de la production entraînent des changements sociaux qui accélèrent le rythme de vie, exigeant des progrès techniques… Le moteur économique dans le capitalisme joue un rôle essentiel comme l’a montré Marx. Mais les causes sont aussi culturelles : l’accélération produit une fantastique augmentation des options (services, loisirs, modes de communication) comme le prouvent les exemples d’Internet, des tablettes et téléphones portables. Pour ne rien perdre de ces options, nous « surfons » sans cesse au risque de nous perdre. Nous avons la sensation de ne rien entreprendre d’essentiel. Nous privilégions des activités qui engendrent des satisfactions faibles, de court terme, mais garanties (divertissement), délaissant les investissements de longue durée (l’écriture, l’art, la pensée). La contrepartie pathologique de cette accélération se manifeste dans la dépression, maladie du temps, incapacité d’agir et donc de suivre le mouvement. Ainsi naîtrait une forme nouvelle d’aliénation (2), plus personne n’ayant de prise sur ce mouvement. Comme il le montre par une métaphore, nous dévalons des pentes qui s’éboulent…
Les institutions comme l’État, la protection sociale, la famille ont d’abord été dans la « modernité classique » (XIX°, début du XX°) soit des vecteurs de l’accélération, soit des compensations à celle-ci pour la rendre supportable. Dès lors que ces institutions deviennent des freins au processus, elles sont vouées à se transformer à leur tour, d’où un vaste mouvement de désinstitutionalisation affectant le travail, la famille, le droit, l’État, renforçant à son tour l’accélération. Ce mouvement semble difficile à contrôler dans le cadre démocratique puisque la délibération prend du temps. Le néolibéralisme est à comprendre dans ce cadre : abolir l’État permettrait une libération infinie des flux dans le capitalisme financiarisé. Les perspectives tracées sont sombres. H. Rosa affirme que laissée à elle-même l’accélération engendrera toujours plus de souffrance, et conduira à des cataclysmes (écologiques, nucléaires, démographiques…). Mais l’abandon radical du projet de la modernité et la reprise en main du processus par des voies révolutionnaires lui semblent pour le moment utopiques. Ce constat lucide mais glaçant peut laisser perplexe et désenchanté.
Comment peut-on encore concilier l’idéal d’autonomie de la modernité tout en reprenant le contrôle de l’accélération et de nos destins collectifs ? Tel serait l’enjeu de la nouvelle théorie critique. Mais l’inquiétude pourrait être à l’origine d’une fin plus humaine. L’auteur termine en citant Pierre Bourdieu : « Si elle est approfondie et conséquente, la sociologie ne se contente pas d’un simple constat que l’on pourrait qualifier de déterministe, de pessimiste ou de démoralisant. (…) Elle ne trouve pas de repos tant qu’elle n’est pas en mesure de proposer des moyens « de s’opposer aux tendances immanentes de l’ordre social. Et qui appelle cela déterministe devrait se rappeler qu’il fallait connaître la loi de la gravitation pour construire des avions qui puissent justement la combattre efficacement. »
Comme le souligne le philosophe Denis Collin sur son blog Philosophie et politique « Au total, un travail critique stimulant qui montre que la veine de la théorie critique n’est pas épuisée, mais qui nous laisse toujours aussi désarmés quant aux solutions ».


(1) Traduction Didier Renault – Collection « Théorie critique » - 480 pages – La Découverte Poche – 1° éd. fr. 2010 – 2013

(2)voir aussi de Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte/Théorie critique, 2012, ISBN 978-2-7071-7138-2

Note de Bernard Drevon