Actualité : Éléments du débat sur la loi sur le code du travail

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1/ T. Gadjos - Quatre figures rhétoriques du projet El Khomri - Le Monde 11 mars 2016 , 2/ une tribune critique publiée dans Le Monde "La loi travail ne réduira pas le chômage" (T. Piketty, D. Cohen et alii...) - 10 mars 2016, 3/ une tribune favorable à la loi "Cette réforme est avancée pour les plus fragiles" Le Monde - 5 mars 2016 - 4/ un article critique de Daniel Cohen - On ne change pas le marché du travail par décret - 3 mars 2016, 5/ Article de Eric Heyer, Dominique Méda - Une autre voie pour le travail - Le Monde 2 mars 2016 et 6/ La méthode retenue est brouillonne et confuse - Antoine Lyon-Caen - Le Monde - 2 mars 2016


Quatre figures rhétoriques du projet El Khomri

Par Thibault Gajdos

Le monde daté du 11 mars 2016

En 1991, l'économiste Albert Hirschman (1915-2012) publiait une analyse acérée des figures de rhétorique déployées depuis le XVIIIe siècle contre les conquêtes progressistes (Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard). Par une étrange inversion, les arguments mobilisés dans le passé pour lutter contre l'instauration de nouveaux droits sont désormais employés pour défaire les droits acquis au nom du progrès social. Le projet de loi sur la réforme du code du travail en est un exemple spectaculaire.

La première figure de rhétorique identifiée par Hirschman est celle de la " thèse de l'effet pervers ". Il s'agit de prétendre que les réformes auront les effets exactement contraires à ceux qu'elles visent. Ainsi, par exemple, les aides versées aux pauvres les encourageraient à la paresse et conduiraient donc en réalité à accroître la pauvreté. Avec le projet de loi sur le travail, le gouvernement retourne l'argument : en réduisant les droits des salariés et en facilitant leur licenciement, on les protégerait davantage. C'est cette idée qui permet au gouvernement de baptiser sa réforme " projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs ". La thèse est osée, et l'expérience risquée.

 

Le deuxième argument analysé par Hirschman est la " thèse de l'inanité ", selon laquelle les mesures progressistes ne bénéficient pas à ceux qui en ont véritablement besoin. Le gouvernement applique ce raisonnement, également à rebours, dans son projet de loi. Les chômeurs et les salariés précaires ne bénéficient pas des garanties liées au contrat à durée indéterminée. En réduisant ces garanties, on améliorerait donc leur sort. Il aurait peut-être été plus simple, et certainement plus efficace, de s'employer à aider directement les chômeurs et les salariés précaires en investissant davantage dans leur formation et en améliorant les garanties sociales associées à leurs contrats de travail.

La dernière figure de rhétorique mise en évidence par Hirschman est celle de la " mise en péril ", selon laquelle toute réforme progressiste menace des conquêtes antérieures. Les droits sociaux, par exemple, menaceraient les libertés et la démocratie. Ici encore, le gouvernement retourne l'argument : en affaiblissant le pouvoir de négociation des salariés (par la levée du droit d'opposition syndical, par exemple), on leur permettrait de retrouver des marges de liberté. Si l'objectif était de faciliter l'expression des salariés au sein des entreprises, d'autres mesures, comme le chèque syndical, qui permet à tous les salariés d'adhérer au syndicat de leur choix, auraient certainement été plus efficaces.

La négation du conflit

Aux arguments réactionnaires repérés par Hirschman, il faut ajouter une figure de rhétorique d'apparition récente, mais d'usage intensif : la thèse de l'alignement des intérêts, selon laquelle ce qui est bon pour les entreprises et leurs dirigeants est bon pour les salariés. L'idée sous-jacente est que la croissance économique profiterait mécaniquement à tous. Il n'en est évidemment rien. Ainsi, par exemple, l'économiste Camille Landais (London School of Economics) a montré qu'entre 1998 et 2005 les 90 % des salaires les plus faibles avaient augmenté en moyenne en France de 4 %, contre 14 % pour le 1 % des salaires les plus élevés, tandis que les revenus des capitaux mobiliers avaient progressé de 31 % (" Les hauts revenus en France (1998-2006) ", document de travail, Paris School of Economics, 2007).

En somme, l'essentiel des fruits de la croissance est venu abonder les revenus du capital et les hauts salaires. En niant ce conflit, la thèse de l'alignement des intérêts vide de son sens le principe même de la négociation au sein de l'entreprise, qui consiste à trouver un point d'équilibre entre des intérêts conflictuels. La déclinaison de cette thèse dans le cas de la loi sur le travail est parfaitement transparente : c'est l'affirmation, martelée sans cesse, que les marges de flexibilité que cette loi donnera aux entreprises bénéficiera, in fine, aux salariés. Rien n'est moins sûr.

La " loi travail " ne réduira pas le chômage

Le Monde daté du 10 mars 2016

Non, la baisse des coûts du licenciement ne fera pas gagner la bataille de l'emploi, comme le croient ceux qui défendent le projet El Khomri. Il y a urgence à changer de politique économique

Le débat sur le projet de loi El Khomri a focalisé l'attention sur les coûts de -licenciement, proposant une réforme en profondeur des prud'hommes. Priver un travailleur de la protection d'un juge et y substituer un barème n'est pas anodin. C'est le rapport de l'employé à l'employeur qui en est profondément affecté. C'est sans doute pour cette raison que 70 % des Français – de droite et de gauche – y sont opposés. L'opinion publique n'a certes pas forcément raison, et il y a la place pour un -débat raisonné, sans a priori. C'est celui que nous proposons dans ce texte.

Le chômage a augmenté du fait de la crise et de la politique macroéconomique qui l'a accompagnée. En 2007, le taux de chômage français était de 7 %. La crise l'a propulsé à 10 %. En 2011-2012, une légère reprise économique semblait se dessiner. Suivit en France une politique de redressement budgétaire visant à ramener le déficit sous la barre des 3 % : de 2013 à 2015, la croissance moyenne s'est établie à 0,4 %. Il ne faut pas chercher plus loin la cause de la hausse du chômage. C'est la conduite de la politique macroéconomique, et en l'occurrence la tentative de réduire beaucoup trop vite le déficit budgétaire, qui explique le niveau actuel du chômage, relativement en tout cas à celui de 2007. Parmi les réformes qui ont été engagées, sur les horaires d'ouverture des magasins, les lignes d'autocars, le marché du travail, certaines peuvent être utiles, d'autres moins. Ce qui est certain, c'est que ces questions ne sont pas liées à l'aggravation du chômage ces dernières années. Il serait plus facile de débattre de ces réformes si le gouvernement commençait par reconnaître ses erreurs et par lancer une véritable renégociation du traité budgétaire européen de 2012.

Les coûts de licenciement, selon la littérature macro et microéconométrique, ne sont pas un facteur majeur du chômage. La littérature économique est extrêmement prolixe sur le sujet. Il faut toutefois distinguer les raisonnements à base de modèles et ceux à base de données. Les modèles aident l'économiste à forger des expériences de pensée. Ils peuvent être très utiles. Mais -l'arbitre d'un débat, c'est le test empirique. Et, dans l'état actuel des connaissances, rien ne permet d'asséner, comme cela a pourtant été fait par un certain nombre de nos collègues dans une tribune récente – voir " Cette réforme est une avancée pour les plus fragiles ", Le Monde du 5 mars –, qu'une baisse des coûts de licenciement permettrait de réduire le chômage en France.

Citons une étude récapitulative de nombre de travaux en ce domaine réalisée par Giuseppe Bertola, auteur d'un rapport pour l'Organisation internationale du travail en 2009 : " D'un point de vue empirique, il n'y a aucune preuve convaincante d'une relation entre la protection de l'emploi et le chômage. Il y a en revanche des preuves nettes que la protection de l'emploi réduit la réactivité de l'emploi aux chocs affectant la demande de travail ou les salaires. " Les protections contre le licenciement conduisent à amortir les chocs, à la hausse comme à la baisse. L'écrasante majorité des études macro ou microéconomiques confirment ce point.

Aucun impact significatif

L'OCDE, qu'on ne peut accuser de vouloir masquer les causes " structurelles " du chômage, le souligne dans le rapport Bassanini et Duval de 2006 : " En accord avec un grand nombre d'études antérieures, nous ne trouvons aucun impact significatif des mesures de protection de l'emploi sur le chômage. " Cette conclusion est réaffirmée dans le rapport " Les perspectives de l'emploi " de 2013. Le mécanisme à l'œuvre est simple. Les coûts de licenciement conduisent les entreprises à gérer dans la durée la main-d'œuvre : moins de licenciements en période de crise, moins d'embauches en période de booms. La crise française a ainsi été étonnamment peu destructrice d'emplois : selon certaines estimations de l'OFCE, la France aurait dû compter 200 000 chômeurs de plus, compte tenu de la sévérité du ralentissement économique.

Le cas de l'Allemagne est particulièrement éclairant : la protection de l'emploi en CDI y est plus forte qu'en France, toujours selon l'OCDE, et cela n'empêche pas la performance économique, bien au contraire. Les entreprises allemandes ont relativement peu licencié pendant la crise, ce qui leur a permis de conserver les qualifications et les investissements individuels nécessaires pour la reprise. Plutôt que de vouloir copier la réforme des CDI menée en Espagne, pays dont la performance en termes de chômage est particulièrement mauvaise, il serait plus pertinent de regarder de près ce qui se passe outre-Rhin, en acceptant l'idée qu'il existe plusieurs façons de réguler le capitalisme, et que le modèle anglo-saxon de salarié jetable n'est pas le seul possible.

Un mal plus profond que le contrat

Derrière les statistiques du chômage agrégées, il y a évidemment une autre réalité, celle de la segmentation du marché du travail, concernant notamment le chômage des jeunes et des non-qualifiés. L'idée selon laquelle il y aurait une spécificité strictement française est vite réfutée en comparant la situation française et américaine. Les chiffres sont identiques pour les non-qualifiés, dont le taux de chômage dans les deux pays est 1,5 fois supérieur à la moyenne. Concernant les jeunes, les Français travaillent moins que leurs homologues américains. Mais, comme chacun sait, un bon nombre de ces derniers sont des étudiants qui doivent payer leurs études. Si l'on s'intéresse aux jeunes qui ne sont ni en études ni en emploi, les chiffres français et américains redeviennent quasiment identiques, autour de 15 % des 15-29 ans dans les deux cas – mais cependant bien en deçà des 24 % observés en Espagne. Le mal est donc plus profond que le contrat de travail.

La France est certes une grosse consommatrice de CDD pour l'embauche de nouveaux travailleurs. Le CDD crée des effets pervers, car une entreprise préférera remplacer un CDD par un autre plutôt que d'embaucher un CDI. Pour autant, la masse des CDD est stable depuis vingt ans, comprise entre 8 % et 9 % de l'emploi total. Le problème central est que leur durée de vie est extrêmement courte : 70 % des embauches en CDD se font pour moins d'un mois ! Il est difficile de penser qu'un CDI allégé changerait radicalement la donne. Il serait plus pertinent de restreindre drastiquement l'usage des CDD aux cas où ils se justifient vraiment – remplacement d'un salarié en congé, emploi véritablement temporaire, etc. Un système de bonus-malus peut être utile mais ne suffit pas.

Certains éléments du projet de loi El Khomri vont dans le bon sens, comme le compte personnel d'activité (CPA). Le fait de l'avoir séparé de la réforme de l'Unedic – dont on a laissé entendre qu'elle pourrait donner lieu à la dégressivité des allocations – le vide toutefois de l'un de ses objectifs qui est de garantir aux chômeurs un ensemble de droits en matière de formation et de revenus.

Concernant le dialogue social, la mesure essentielle devrait viser à renforcer la légitimité des syndicats pour déboucher sur une véritable démocratie sociale, avec notamment une meilleure représentation des salariés au sein des conseils d'administration, comme cela se fait là encore en Allemagne avec succès – 50 % des sièges, contre 10  % en France. La mise en place du chèque syndical irait dans ce sens, en permettant aussi de mener une grande -réforme de la formation professionnelle. Les procédures de licenciement peuvent certainement être améliorées : les délais devraient être raccourcis, en augmentant les moyens qui leur sont affectés. Il serait bon aussi que les statistiques concernant les cas passés soient publiées, de manière à favoriser un accord au sein de l'entreprise.

Une politique effective de lutte contre le chômage durable ne peut se résumer à quelques slogans. Elle exige un travail de longue haleine, à base de politiques actives à mener en direction des personnes vulnérables, dans le domaine de la formation notamment, une politique du logement qui favorise la mobilité et évite les ghettos, une politique de l'emploi qui lutte véritablement -contre les discriminations à l'embauche, et plus généralement une politique visant à promouvoir la cohésion sociale et la réduction des inégalités. On en est loin.

Collectif

Les signataires de cette tribune sont Philippe Askenazy, CNRS, Ecole d’économie de Paris ; Maya Bacache, Télécom Paris- Tech ; Luc Behaghel, INRA, Ecole d’économie de Paris ; Thomas Breda, CNRS, Ecole d’économie de Paris ; Julia Cagé, Sciences Po ; Eve Caroli, Paris-Dauphine ; Daniel Cohen, Ecole normale supérieure, membre du conseil de surveillance du « Monde » ; Anne-Laure Delatte, Paris-Nanterre ; Brigitte Dormont, Paris-Dauphine ; Christine Erhel, Paris-I- Panthéon-Sorbonne ; Marc Fleurbaey, Princeton ; Jérôme Gautié, Paris-1- Panthéon-Sorbonne ; Marc Gurgand, CNRS, Ecole d’économie de Paris ; Pierre-Cyrille Hautcœur, EHESS, Ecole d’économie de Paris ; Elise Huillery, Sciences Po ; Camille Landais, London School of Economics ; Ioana Marinescu, University of Chicago ; Eric Maurin, EHESS, Ecole d’économie de Paris ; Dominique Meda, Paris-Dauphine ; Thomas Piketty, EHESS, Ecole d’économie de Paris ; Emmanuel Saez, Berkeley ; Xavier Timbeau, OFCE, Sciences Po

Cette réforme est une avancée pour les plus fragiles

Collectif

Le Monde daté du 5 mars 2016

En levant les incertitudes des chefs d'entreprise face à la justice, ce texte leur permettra d'embaucher davantage en contrat à durée indéterminée

Le chômage, désormais au plus haut niveau depuis l'après-guerre, ne frappe pas tout le monde de la même manière. Il se concentre sur les jeunes et les moins qualifiés. Un chômeur sur quatre a moins de 25 ans, un sur trois n'a aucun diplôme et 80  % n'ont pas dépassé le bac. Ces publics sont les grands perdants d'un marché du travail qui exclut les plus fragiles ou les relègue dans des emplois précaires, tant les entreprises craignent d'embaucher en CDI. Ces inégalités sont insupportables. En réduisant l'incertitude qui entoure le CDI, le projet de loi El Khomri est de nature à changer la donne : c'est avant tout à ces publics défavorisés qu'elle va donner accès à un emploi durable. Une réforme d'ampleur est nécessaire.

Le code du travail ne donne aujourd'hui aucune définition précise des difficultés économiques justifiant un licenciement, et n'encadre pas non plus le montant des indemnités en cas de licenciement non fondé. Il est devenu une source d'insécurité pour l'entreprise comme pour le salarié, car il laisse au juge un champ d'appréciation qui va bien au-delà de ses compétences juridiques. Aujourd'hui, ni le salarié ni l'employeur ne sont capables de savoir si les difficultés économiques seront considérées comme suffisantes par le juge pour justifier un licenciement. Ils sont également incapables de prévoir précisément le coût des fins de CDI, tant le montant des indemnités octroyées par les prud'hommes relève d'une logique difficilement prévisible. Un salarié dont l'ancienneté est comprise entre deux et cinq ans peut se voir proposer entre un et dix mois de salaire aux prud'hommes si son licenciement est considéré comme non fondé. Cette incertitude est lourde de conséquences pour les salariés autant que pour les entreprises, notamment les plus petites, souvent incapables d'affronter de longues périodes de contentieux juridiques en s'offrant les services de cabinets d'avocats spécialisés.

Par crainte d'embaucher en CDI, les entreprises ont massivement recours au CDD, bien au-delà des cas prévus par la loi. Les CDD représentent 90 % des embauches. Les jeunes et les moins qualifiés ne connaissent pratiquement que ce type de contrat, parfois durant de nombreuses années. Or, outre la précarité, les CDD proposent moins de formation professionnelle, offrent des salaires plus faibles, et pénalisent l'accès au crédit et au logement.

L'exemple espagnol

Un barème plus précis des indemnités octroyées par les prud'hommes et une définition objective des situations pouvant justifier un licenciement sont de nature à inverser ces tendances. C'est ce que propose le projet de loi El Khomri. L'exemple de l'Espagne devrait faire réfléchir ses détracteurs. Ayant adopté une loi similaire en 2012, ce pays a connu un surcroît de 300 000 embauches en CDI dès l'année suivante. Ces embauches sont surtout le fait de PME pour lesquelles la crainte du conflit prud'homal pèse le plus sur les décisions d'embauche. Ces embauches en CDI ont bénéficié en priorité aux personnes abonnées au CDD, ce qui a permis de réduire les pertes d'emploi.

Pour que la réforme du licenciement devienne un pilier d'un " Jobs Act " à la française permettant d'en finir avec le chômage de masse, il y aurait urgence à la compléter dans plusieurs directions. L'une concerne la formation professionnelle : elle doit être profondément refondée pour devenir opérationnelle, en particulier en instaurant un système individualisé qui laisse l'employé ou le chômeur choisir son prestataire de services de formation. Cela suppose la mise en place d'un système d'évaluation des formations transparent et indépendant. Une autre serait d'améliorer les garanties de revenus pour les chômeurs en formation et la recherche d'un nouvel emploi.

Enfin, il faudrait renforcer les avantages des contrats longs, notamment à travers un système de bonus-malus des cotisations à l'assurance chômage incitant les entreprises à privilégier de telles embauches. En attendant ces réformes indispensables, le projet de loi El Khomri représente néanmoins une avancée pour les plus fragiles. En réduisant fortement l'incertitude attachée à la rupture des contrats de travail, il incite les entreprises à revenir vers des embauches en CDI. C'est un moyen de lutter efficacement contre les inégalités et la précarité.

Philippe Aghion, professeur au Collège de France ; Yann Algan, professeur à Sciences Po ; Agnès Bénassy-Quéré, professeure à Paris School of Economics (PSE) ; Olivier Blanchard, Senior Fellow au Peterson Institute for International Economics ; François Bourguignon, professeur à PSE ; Pierre Cahuc, professeur à l’Ecole polytechnique ; Arnaud Chéron, directeur de recherche à l’Edhec ; Stéphane Carcillo, profes- seur au département d’économie de Sciences Po ; Elie Cohen, directeur de recherche au CNRS ; Antoine d’Autume, professeur à PSE ; Marc Ferracci, professeur à l’université Paris-II ; François Fontaine, professeur à PSE ; Robert Gary-Bobo, professeur à l’Ensae ; Pierre-Yves Geoffard, professeur à PSE ; Pierre-Olivier Gourinchas, professeur à UC Berkeley ; Jean- Olivier Hairault, professeur à PSE ; Hubert Kempf, professeur à l’Ecole normale supérieure de Cachan ; Francis Kramarz, professeur à l’Ecole polytechnique ; Augustin Landier, professeur à Toulouse School of Economics ; François Langot, professeur à l’université du Mans ; Yannick L’Horty, professeur à l’université Paris- Est-Marne-La Vallée ; Thomas Philippon, professeur à New York University ; Richard Portes, professeur à la London Business School ; Hélène Rey, professeure à la London Business School ; Katheline Schubert, professeure à PSE ; Claudia Senik, professeure à PSE ; Jean Tirole, professeur à Toulouse School of Economics, Prix Nobel d’économie (2014) ; Alain Trannoy, directeur de recherche à l’EHESS ; Marie Claire Villeval, directrice de recherche au CNRS ; Radu Vranceanu, professeur à l’Essec ; Etienne Wasmer, professeur à Sciences Po ; André Zylberberg, directeur de recherche émérite au CNRS.

On ne change pas le marché de l'emploi par décret

Par Daniel Cohen

Le Monde daté du 3 mars 2016

Le problème n'est pas tant de réformer un code que de restaurer la confiance dans le projet de société pour lequel les réformes sont engagées

Le débat sur la réforme du code du travail a pris la forme, hélas caricaturale, d'une nouvelle querelle des anciens et des modernes. La question est plutôt de savoir quelle est la modernité que les Français veulent construire. La numérisation, la mondialisation, l'uberisation de la société créent une insécurité sourde sur les destins individuels. Toute tâche qui tend à se répéter court le risque d'être numérisée. Toute profession protégée est menacée d'être " uberisée " par des logiciels susceptibles de contourner les régulations. Les protections tombent les unes après les autres, et l'enjeu premier du monde contemporain est de redonner de la sécurité aux vies de chacun sans renoncer aux occasions qui sont offertes par le progrès technique et l'ouverture au monde.

Plusieurs modèles sont en concurrence et chacun a sa logique. L'anglo-saxon combat en quelque sorte le feu avec le feu : un maximum de flexibilité permet d'assurer un retour rapide à l'emploi. Ce modèle réduit le chômage de long terme (le temps moyen de retour à l'emploi d'un chômeur est deux fois plus court aux Etats-Unis qu'en France) mais on en voit aussi la contrepartie : 90 % des ménages américains n'ont connu aucune progression de leur pouvoir d'achat au cours des trente dernières années. Derrière les statistiques rassurantes sur le chômage américain, tout juste repassé sous la barre des 5 %, l'emploi total rapporté à la population active est resté au plus bas depuis la crise des subprimes. Le sous-emploi est masqué par des statistiques qui ne prennent pas en compte les chômeurs découragés, ceux qui ont renoncé à retrouver un emploi.

Une autre approche a été celle de l'Allemagne du chancelier Schröder avec les mesures dites Hartz IV (2003-2005) qui ont réduit de moitié la durée d'indemnisation du chômage et créé des mini-jobs à 400  euros par mois. L'Allemagne a retrouvé le plein-emploi et sa réussite fait l'envie des autres pays de la zone euro. Pour autant, faut-il la mettre au crédit de ces mesures ? La quasi-totalité des emplois créés ont été à temps partiel occupés par des femmes auxquelles le système scolaire allemand ne laisse pas d'autres choix (les classes n'ont lieu que le matin pour les enfants en bas âge). La réussite allemande doit en fait bien davantage à l'immense avantage industriel que lui a donné l'absorption dans son giron des anciens pays de l'Europe de l’Est.

Inoxydable modèle scandinave

Des pays comme la Slovaquie sont passés au premier rang de la construction automobile par habitant en devenant sous-traitants de l'industrie allemande. L'Allemagne a ainsi généré une croissance rapide de ses exportations industrielles dont témoigne aujourd'hui un excédent pathologiquement haut de sa balance des paiements (à 8  % du PIB). Elle pourrait toutefois en subir les conséquences avec la baisse annoncée de la croissance des pays émergents et celle concomitante du commerce mondial. Ajoutons au passage, même si ce n'est pas ici le cœur de la question, que le SPD de Gerhard Schröder n'a jamais retrouvé depuis ces réformes la prééminence électorale.

L'autre référence est l'inoxydable modèle scandinave, qui se décline de manière différente au Danemark, en Suède ou en Finlande, mais où l'on retrouve partout un pouvoir syndical fort et des politiques actives de retour à l'emploi, en matière de formation des chômeurs notamment. Au Danemark, la " flexisécurité " établit une grande liberté de licenciement couplée à des droits généreux pour les chômeurs, l'indemnisation pouvant monter jusqu'à quatre ans, et la rémunération représenter, pour les bas salaires, 80 % du revenu perdu. Ce qui nous amène au cas français. Les réformes proposées sont certes loin d'un mouvement à la Schröder, mais restent bien éloignées du modèle scandinave.

Le compte personnel d'activité, en rendant transférable les droits des salariés, va dans le sens d'une flexisécurité scandinave, mais sans véritablement aborder le sujet qui compte, la situation des chômeurs. Le problème principal de la réforme présentée est d'avoir été dissocié de celle de l'Unedic. Or un accord " gagnant-gagnant " exige de proposer un modèle global, cohérent. Une bonne réforme doit simultanément viser une sécurisation du statut des chômeurs (concernant leur rémunération, leur formation, et – osons-le – un revenu d'existence pour ceux qui se retrouvent en fin de droits), une sécurisation pour l'entreprise (une meilleure prévisibilité des procédures de licenciement) et une sécurisation de l'emploi lui-même.

De nombreux économistes ont ainsi suggéré d'installer un système de bonus-malus visant à pénaliser les entreprises qui abusent des CDD et du turnover. Réfléchir à renforcer la légitimité des syndicats est une autre pierre essentielle de l'édifice. Créer un front hostile à la réforme n'était pas de très bon augure. Le référendum d'entreprise à l'initiative d'un syndicat représentant 30 % des voix est un coup de pouce aux " syndicats réformistes ". Mais des mesures plus audacieuses, tel le chèque syndical, auraient ouvert de nouvelles voies, en coupant aussi le lien entre le financement des syndicats et la formation professionnelle, donnant toutes ses chances à une réforme en profondeur de celle-ci.

Une transformation du droit du travail n'est pas un événement anodin. Elle engage des choix sociaux essentiels. Comme l'écrivait Frédéric Cherbonnier, dans Les Echos (du 27 février), en s'appuyant sur une étude analysant 33 pays sur quarante-cinq ans, la réussite d'une réforme du marché du travail doit beaucoup à la " confiance " qu'elle entraîne chez les différents acteurs. C'est la confiance dans le projet de société au nom duquel ces réformes sont engagées qui doit être trouvée.

Une autre voie pour le travail

Le Monde daté du 2 mars 2016

par Eric Heyer, Pascal Lokiec et Dominique Méda

Plutôt que l'antienne sur les " freins à l'embauche ", c'est la recherche de la qualité des emplois qui doit guider les politiques

Le projet de loi travail marque la victoire au sein de l'exécutif d'une certaine vision de ce que l'on appelle bien improprement le " marché du travail " (car le travail n'est pas une marchandise). S'est imposée l'idée que le taux de chômage s'expliquerait plus par la " rigidité " des règles de rupture du contrat de travail et la désincitation au travail provoquée par des allocations trop généreuses que par une demande anémiée par les politiques d'austérité et l'obsession de réduire au plus vite le déficit budgétaire. Alors que les chefs d'entreprise n'ont de cesse d'indiquer, dans les enquêtes Insee, que ce sont avant tout les carnets de commandes dégarnis qui bloquent leurs décisions d'investir et d'embaucher.

L'alpha et l'oméga de la politique gouvernementale peuvent se résumer dans cette antienne : seules les entreprises créent des emplois ; or les entreprises ne créent pas d'emplois parce qu'elles ont peur ; il faut donc " lever les freins à l'embauche ". Après les réductions des dépenses de l'Etat, la mise en place du crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) et du pacte de responsabilité pour un coût global de 41  milliards d'euros, le développement du travail du dimanche et le contrôle des chômeurs, voici venir le temps du plafonnement des indemnités prud'homales, de l'élargissement du domaine de la décision unilatérale et de la primauté de l'accord d'entreprise sur la convention de branche au risque de créer un droit du travail à la carte, le tout au nom de la sécurisation des parcours professionnels et de l'agilité d'entreprises engagées dans la bataille mondiale de la compétitivité.

La vision qui l'emporte dans l'exécutif français comme à droite est celle que défendait l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) au début des années 1990, agitant son " indicateur de la rigueur de protection de l'emploi " pour appeler à la suppression des règles du licenciement, bientôt relayée en France par les partisans du contrat de travail unique et, plus récemment, du mal nommé contrat de travail " agile ". Et cela à un moment où l'OCDE, dans un revirement salutaire, reconnaît qu'aucune étude sérieuse n'a jamais montré le lien entre chômage et droit du travail, et qu'il est désormais " urgent de soutenir collectivement la demande " ; où le Fonds monétaire international (FMI) montre que la présence syndicale fait obstacle à l'explosion des inégalités ; où l'on sait que la diminution des protections des salariés conduit au durcissement des relations de travail ; où les moyens permettant de mettre fin à un contrat à durée indéterminée sont légion (le nombre de ruptures conventionnelles n'a jamais été aussi élevé) ; où le taux de chômage est tel qu'aucun salarié ne peut refuser une baisse de salaire ou une hausse de son temps de travail.

L'impasse

Cette voie nous conduit à l'impasse. Elle ignore le cercle vertueux " qualité de l'emploi, qualité des produits, augmentation du chiffre d'affaires, investissement ", avec pour conséquence une proportion de malfaçons considérable et un positionnement de gamme médiocre ; elle tire un trait sur les leçons léguées par le XIXe  siècle quant à la nécessité de réguler le temps de travail – avec un risque de retour du travail à la tâche sous des formes certes plus modernes (le travail par objectifs ou par projet), mais tout aussi périlleuses pour la santé et la sécurité ; elle permet à des entreprises multinationales de se jouer des législations nationales pour détruire les territoires qu'elles quittent en un instant.

Il existe une autre voie. Elle consiste à prendre acte de ce que ni le code du travail ni les 35 heures ne sont la cause des maux français. C'est avec eux que la France a, entre 1998 et 2002, créé le plus grand nombre d'emplois durables des quarante dernières années, que l'évolution des coûts salariaux unitaires de ses entreprises industrielles a été plus modérée qu'ailleurs dans la zone euro, y compris en Allemagne (comme le révèle le dernier rapport de Cœ-Rexecode), et a permis que les salariés français travaillent plus que les salariés allemands, néerlandais ou danois, mais avec de moindres inégalités – notamment en matière de temps de travail – entre hommes et femmes. Une voie qui intéresse de plus en plus hors de nos frontières : la Suède expérimente la semaine des trente heures (six  heures par jour) pour augmenter la productivité et le bonheur de ses salariés.

Nous avons besoin, en France, d'investir dans la qualité. La qualité de l'emploi (non, une heure de travail n'est pas toujours mieux que le chômage) sans discrimination de sexe ou d'origine ; la qualité de l'éducation et de la formation, mais aussi du logement, des produits et de la cohésion sociale. L'entreprise doit prendre en compte l'intérêt des différentes parties prenantes, pas seulement celui des apporteurs de capitaux, ce qui passe par une nouvelle gouvernance, voire une forme de codétermination. Nous devons intégrer dans notre droit du travail les enjeux du numérique et les nouvelles formes de subordination afin que, demain, la modernité reste le salariat et que la seule alternative ne soit pas l'essor de modèles comme Uber, qui cherchent l'optimisation à tout prix, y compris au sacrifice de nos systèmes de protection sociale.

Nous devons aussi nous engager au plus vite dans la reconversion écologique qui, bien conduite, peut nous permettre de renouer avec une forme de plein-emploi. La rénovation thermique des bâtiments, la reconstruction du système énergétique, le verdissement des processus industriels, sont une source d'emplois non délocalisables considérable. Les besoins sociaux également. Les satisfaire suppose de réguler une finance carnassière qui dépèce les entreprises et met les territoires et les nations en concurrence permanente. Cette autre voie ne passe pas par la mise à plat du droit du travail et de ses protections qui, tout au contraire, sont une condition de sa réussite.

Eric Heyer (Directeur du département Analyse et Prévision de l’OFCE), Dominique Méda (Professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine) et Pascal Lokiec (Professeur de droit du travail à l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Defense)

" La méthode retenue est brouillonne et confuse "

Le Monde daté du 2 mars 2016

Antoine Lyon-Caen, membre du comité Badinter sur le droit du travail, juge sévèrement l'avant-projet de loi El Khomri

Professeur émérite de droit du travail à l'université de Paris-Ouest Nanterre, Antoine Lyon-Caen a participé aux travaux du comité présidé par Robert Badinter qui a remis, le 25 janvier, un rapport sur " les principes essentiels du droit du travail ". Il livre son avis sur l'avant-projet de loi de Myriam El Khomri.

Que pensez-vous de la décision du gouvernement de reporter la présentation en conseil des ministres du projet de loi de Myriam El Khomri ?

Cette décision peut avoir des vertus thérapeutiques mais je pense que le malaise est profond et qu'elle ne réglera rien. La méthode retenue est brouillonne, confuse et va à rebours de la volonté, manifestée initialement par le gouvernement, de redonner confiance dans la loi. Au départ, deux axes ont été tracés : il s'agissait, d'une part, de donner plus de lisibilité au code du travail en en dégageant les grands principes. Ce fut la mission confiée au comité Badinter. D'autre part, dans le sillage du rapport rendu en septembre 2015 par Jean-Denis Combrexelle, l'objectif était de faire plus de place à la négociation collective afin de fixer les règles en matière de temps de travail et d'organisation du travail. Cette démarche est aujourd'hui remise en cause.

Pourquoi ?

Parce qu'elle contient un nombre impressionnant de dispositions, ajoutées au dernier moment, qui ne sont pas en ligne avec cette volonté de rendre les textes plus intelligibles et de ménager un espace accru au dialogue social. Plusieurs mesures sont purement opportunistes : elles visent à montrer que l'exécutif est sensible à certaines demandes mais ces dispositions sont unilatérales – et certaines ne profitent qu'aux grandes entreprises. Par exemple, celle consistant à apprécier les difficultés économiques d'un groupe multinational, au niveau de ses filiales en France, et non plus sur l'ensemble de ses établissements dans le monde. Ce dispositif est très favorable aux grandes sociétés : si elles veulent engager un plan social dans leur filiale française relevant d'un secteur donné, elles n'auront plus à se justifier sur la santé de leurs filiales à l'étranger, évoluant dans le même secteur.

Manque de clarté, dites-vous, mais le texte cherche à en apporter en fixant un barème obligatoire pour les indemnités prud'homales en cas de licenciement abusif…

Ce dispositif est injuste et inefficace. Injuste car le plafonnement des dédommagements revient à empêcher la réparation intégrale du préjudice, alors que cette mesure porte sur la rupture du contrat de travail sans raison valable. Inefficace car des exceptions multiples à cette règle sont prévues – par exemple si le salarié a été victime de harcèlement ou de traitement discriminatoire de la part de sa hiérarchie. Cela va ouvrir la porte à d'innombrables contentieux. Et substituer l'arbitraire d'un barème obligatoire à la sagesse des juges, car les indemnités que ceux-ci accorderont ne devront pas excéder des plafonds fixés dans la loi. C'est un acte de défiance à leur égard.

Regrettez-vous que les recommandations du comité Badinter n'entrent pas en vigueur avant 2018 ou 2019 ?

Le vœu émis par le comité était que les principes, dégagés par celui-ci et déjà à l'œuvre, entrent en vigueur dès le moment où la loi serait promulguée. Le premier ministre avait paru réceptif à cette idée. Curieusement, un autre choix a été fait. Cela ne place pas nos préconisations sous des auspices encourageants.

propos recueillis par B. Bi.