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Notes à partir de la conférence de Guillaume Duval -2-2-2016 -Lyon
Organisée par la Régionale de l’Apses
Et Les amis de Veblen


Réflexions sur le modèle allemand

Lieu :  Promotrans – avenue Jean Jaurès - Lyon 7 °

Au début du XX° siècle, en 1915, un économiste allemand du nom de Hauser réfléchissait déjà sur la supériorité de l’industrie allemande sur l’industrie française ! Mais à l’époque, l’industrie allemande était spécialisée dans le « bas de gamme »…

Il existe une obsession française pour les « modèles » au sens trivial des exemples à suivre. Dans les années 80 - 90, le modèle anglo-saxon de finance dérégulée a exercé une fascination sur les élites au détriment du capitalisme rhénan théorisé en son temps par Michel Albert (auparavant ce furent les modèles japonais, suédois, hollandais...).

Les réformes Schröder/Hartz (2003-2005) auraient validé la pertinence de l’application de réformes néolibérales à l’économie. En effet, l’Allemagne a connu un redressement économique avant la crise de 2008, elle traverse la crise sans trop de problèmes et acquiert une position économique dominante en Europe. D’ailleurs, les Allemands pensent que c’est grâce à ces réformes qu’ils en sont arrivés là.


Pour Guillaume Duval cette analyse est fausse. C’est plutôt malgré les réformes que l’Allemagne s’est redressée. Le marché du travail a vu se multiplier les mini-jobs payés 470 euros par mois sans cotisations sociales (mais de ce fait sans prestations sociales type retraite ou possibilités d’épargner). Il s’agit des seuls emplois en développement depuis le début des années 2000, représentant 5 millions de personnes ainsi mises au travail (souvent des femmes). Ces réformes se traduisent aussi par un affaiblissement de la couverture conventionnelle (les Conventions collectives ne couvrent plus qu’une minorité de salariés allemands contre 95 % des Français).
L’ensemble de ces réformes Schröder s’est traduit par un très fort creusement des inégalités et le développement de la pauvreté laborieuse. D’ailleurs, les Allemands reviennent actuellement sur ces réformes : création d’un SMIC à 8, 50 euros le 1/1/2015, retour sur la retraite à 67 ans.
La baisse des dépenses publiques liée aux reformes des retraites (baisse des pensions), la multiplication par trois des retraités pauvres sont d’autres conséquences de ces réformes… L’avenir s’annonce sombre pour les retraités percevant le salaire moyen (2500 euros) : on prévoit qu’ils percevront 688 euros de retraite en fin de parcours pour une retraite à taux plein ! Les investissements publics sont également en retrait ce qui se traduit par une dégradation sérieuse des infrastructures (ponts, routes, autoroutes…).
La conviction de Guillaume Duval est que ces réformes ont été plutôt nuisibles à l’Allemagne. Pourtant il est vrai que l’Allemagne a connu un redressement depuis 2005. Pourquoi ?

G. Duval dégage trois raisons présentes avant la crise et trois raisons dans la crise.

Avant la crise :

1° - La démographie

Pour le moment la faiblesse de la natalité a plutôt profité à l’économie grâce au faible ratio inactifs/actifs. Le faible nombre de jeunes a permis de réaliser de substantielles économies en matière d’éducation, de soins, etc. Par ailleurs, ceci a détendu le marché du logement. Le prix du logement est stable en Allemagne alors qu’en France il a été multiplié par 2, 5 depuis la fin des années 1990. Le prix du mètre carré est de l’ordre de 3000 euros à Berlin alors qu’à Paris il est de 8000 euros ! Ceci a rendu l’austérité salariale beaucoup plus supportable.

2° raison – la réunification

 

Dans les années 2000, la chute du mur a bénéficié à l’Allemagne (ce qui peut paraître surprenant aux oreilles d’un Allemand !). La reconstruction a imposé des taux d’intérêt très élevés au reste de l’UE y freinant la croissance, mais a ouvert des débouchés importants aux industries allemandes, tout en permettant la rénovation « à neuf » de l’appareil productif et la mobilité sociale des salariés de l’Ouest pour répondre à la demande de cadres. Et surtout elle a permis l’ouverture vers les PECO, l’Europe centrale et orientale et le redéploiement de la sous-traitance de l'Allemagne vers ces pays aux coûts salariaux beaucoup plus faibles qu’en France (10 fois plus faibles !).  L’Allemagne exporte certes 2,5 fois plus que la France mais importe deux fois plus ce qui illustre le recours à la sous-traitance.

Il faut souligner l’importance de la codétermination (terme préféré à celui de cogestion). Ce mode de gouvernance des entreprises est très différent de celui prédominant en France. Les comités d’entreprise ont un droit de veto et les salariés ont 50 % des sièges dans les conseils de surveillance. Ceci a incité les entreprises à protéger leurs savoir-faire et leurs sources de valeur ajoutée en évitant de délocaliser leurs chaînes de valeur aussi massivement qu’en France, ce qui a freiné la désindustrialisation.

3° raison – La demande des pays émergents

L’explosion de la demande des pays émergents en forte croissance dans les années 2000 (Chine, Brésil, Russie, Sud de l’Europe…). L’industrie allemande a pu fournir les biens d’équipement (machines, équipements lourds, etc…) nécessaires au décollage des ces pays (alors que les Français ont abandonné ce créneau). De plus l’enrichissement d’une fraction de la population de ces pays a nourri une très forte demande d’automobiles de luxe type BMW, Mercedes, Audi. Ceci, avec la spécialisation a permis de surcompenser la montée du taux de change de l’euro qui a eu des effets dévastateurs sur les économies françaises et européennes (rappelons que l’euro valait 1, 6 dollar en 2008 imposant une perte de compétitivité colossale par rapport aux Etats-Unis, Japon, Corée, Chine).

Les raisons des succès allemands dans la crise

1- Des réformes peu appliquées

En fait, les réformes Schröder n’ont pas fonctionné et c’est ceci qui a permis à l’Allemagne de surmonter la crise !

En fait en 2009, l’Allemagne a subi une récession deux fois plus forte que la France. Malgré tout, l’Allemagne a préservé son emploi alors que l’économie française en perdait 350 000. La flexibilité n’a donc pas été mobilisée et ceci a amorti l’impact de la crise, les entreprises préservant leurs savoir-faire et leur main-d’œuvre qualifiée (voir codétermination). De plus, de ce fait la demande intérieure a été maintenue et l’économie allemande a profité de l’immense plan de relance chinois de l’époque.

2- La baisse des taux d'intérêt

L’Allemagne a profité de la baisse des taux d’intérêt très significative à partir de 2008. Avant la crise, ce sont les pays du Sud de l’UE qui bénéficiaient de taux réels faibles du fait de leur inflation relativement forte. A partir de 2008, la fuite vers la qualité fait s’effondrer les taux allemands (les titres allemands sont considérés comme les meilleurs du marché) alors que ceux du Sud s’envolent. Les entreprises et l’Etat allemands bénéficient alors de conditions de financement très avantageuses.

3 - Le taux de change de l'euro

La baisse du taux de change de l’euro ($1 = 1, 60 euro en 2008, $1 = 1, 10 euro aujourd’hui en 2016) a profité à plein à l’économie allemande en ordre de bataille pour exporter hors d’une zone euro empêtrée dans des difficultés et l’austérité imposée par les traités européens et… l’intransigeance allemande !

Six raisons donc sans lien avec les réformes Schröder ! Toutefois, il faudra attendre 2010 pour que l’économie allemande retrouve son niveau d’emplois en CDI de 2000 et en 2012 pour retrouver le salaire moyen de cette même année !

Cette stratégie (austérité interne et externe) a engendré des souffrances aux plus faibles et s’avère suicidaire pour l’Union Européenne. Guillaume Duval qualifie de « folie » la policy mix (la conjonction de la politique monétaire et de la politique budgétaire) en Europe. La BCE injecte des centaines de milliards d’euro dans le système bancaire (plus de 1000 milliards) ce qui contribue à financer des bulles spéculatives et à engendrer l’instabilité des marchés financiers mondiaux. Alors que la politique budgétaire impose l’austérité aux « gens ordinaires ». La demande finale se trouve bridée d’autant que la morosité et l’instabilité nourrissent une hausse des taux d’épargne dans une Europe vieillissante.
Paradoxe : alors que l’épargne est abondante, les taux d’intérêt proches de zéro, le coût du capital nul, les taux d’investissement sont très faibles car la demande finale est largement insuffisante… La zone euro est toujours à la limite de la déflation et de la récession, ce qui contribue à limiter les effets de l’austérité sur le désendettement public et privé (voire à aggraver l’endettement et les déficits). Autre paradoxe : l’excédent commercial de la zone euro gonfle (250 milliards en 2015) alors que l’on pourrait utiliser ces marges pour relancer la demande interne à la zone en vue de relancer l’emploi et lutter contre les difficultés des ménages et des collectivités publiques.

Faut-il sombrer dans le désespoir ? Il est vrai que les politiques allemands sont convaincus du bien-fondé de leur politique de la CDU-CSU aux Verts en passant par le SPD ! La réticence vis-à-vis des politiques économiques discrétionnaires est très forte.

De son côté, le gouvernement français est comme paralysé, intériorisant sa position prétendument dominée alors qu’il pourrait peser bien davantage. En fait la France a été le pays le plus « raisonnable » dans la crise en maintenant le niveau de la demande par ses amortisseurs sociaux (pas de baisse du coût du travail et des dépenses publiques). Elle a sauvé la zone euro d’une crise très grave de ce fait. Bien entendu maintenant, elle doit faire face à des déséquilibres mais qui devraient être gérables si l’on abandonnait les politiques d’austérité généralisées. La course au moins disant social est absurde et ne fait que prolonger la crise de la zone euro tout en nourrissant populismes et pessimismes !

On peut regretter que la France n’ait pas de politique européenne… Alors que l’on pourrait sans doute vaincre les réticences allemandes vis-à-vis d’une Union de transferts en proposant :

- Un plan européen très ambitieux de plusieurs centaines de milliards pour la transition énergétique. Son industrie est en mesure d’y répondre et un service public de la transition énergétique pourrait le piloter.

- Dans le domaine du numérique l’Europe et l’Allemagne elle-même ont pris un retard alarmant. Les grandes firmes américaines dominent (Apple, Microsoft, Google, Facebook…) plaçant l’Europe en position de faiblesse vis-à-vis des Etats-Unis. L’impact des affaires de l’espionnage de la NSA aurait pu être utilisé pour mobiliser les élites allemandes. Les spécialisations de l’industrie allemande sur des créneaux finalement assez traditionnels, leur manque d’ingénieurs risquent de les placer à terme dans une position délicate.

- Les réfugiés – Guillaume Duval s’insurge contre les explications par la démographie et un calcul cynique de l’accueil massif des réfugiés. Pour lui, il a eu un mouvement spontané et généreux lié à trois causes. Le souvenir de la fin de la Seconde Guerre Mondiale : le spectacle des villes détruites en Syrie a eu un impact très fort, rappelant Dresde ou Berlin bombardés. Par ailleurs, l’Allemagne en 1945 a dû accueillir 11 millions de réfugiés en provenance d’Europe Centrale. Enfin, les gouvernants et la population ont sans doute voulu corriger l’image très négative laissée par la gestion de la crise grecque de l’été 2015. G. Duval se montre très critique vis-à-vis de l’attitude du gouvernement français silencieux et fuyant, se gardant bien de prendre position (demandes d’asile en Allemagne en 2015 : 1, 2 million ; en France : 80 000). Il aurait été possible de signer un deal avec l’Allemagne en lui suggérant un accueil à crédit, sans doute la seule solution pour les accueillir décemment (gage d’intégration) sans grever les budgets et en relançant l’économie européenne. C’eût été l’occasion de desserrer l’austérité budgétaire. En fait la France dispose d’un rapport de force favorable en Europe, liée qu’elle est avec le Sud de l’Europe et les pays du Maghreb et du Proche Orient. Mais nos gouvernants semblent avoir perdu toute ambition.

Pour terminer, Guillaume Duval souligne que l’Union Européenne a toujours été « allemande » car ses institutions économiques sont marquées par l’ordolibéralisme (voir note sur le site http://thorstein.veblen.free.fr) qui impose seulement le respect de normes et de règles, nécessaires au libre jeu des lois du marché : indépendance de la Banque centrale, concurrence libre et non faussée, équilibre budgétaire. C’est de ce cadre qu’il faudrait sortir. Des pas ont été fait : qui aurait imaginé que les Allemands acceptent que l’on vienne en aide aux Etats en déficit (abandon de la règle dite du « No bail out »), que l’on crée pour ce faire un fonds de 700 milliards d’euros, une Union Bancaire, que la BCE injecte 1000 milliards d’euros dans le système bancaire avec des taux d’intérêt nuls voire négatifs (mesures dites non conventionnelles…).

G. Duval se montre très critique vis-à-vis d’une sortie de la France de la zone euro comme solution, qui se traduirait par une perte de pouvoir d’achat de l’ordre de 20 % sur les biens importés pour les consommateurs français et par la guerre commerciale avec les partenaires européens avec qui nous faisons l’essentiel de nos échanges. Il expose son projet commun avec T. Piketty et X. Timbeau d’un Parlement de la zone euro, seule instance démocratique susceptible de convaincre les Allemands d’accepter des politiques budgétaires discrétionnaires de relance. Certes ceci pourrait s’avérer difficile (il faut changer les Traités). Mais sinon, on prendrait le risque de casser l’Europe sans garantie d’une amélioration de la situation économique et sociale.