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Aux Etats-Unis, les grandes entreprises rachètent leurs actions en masse. Elles ont pourtant été créées pour collecter de l'argent afin de mener à bien leurs projets. Mais alors, d'où viendra la croissance de demain ?

de Jean-Marc Vittori


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• Le CAC 40 a versé 56 milliards à ses actionnaires l'an dernier
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Non, désolé, j'ai vraiment trop d'argent. Je ne sais pas quoi en faire. Je préfère vous le rendre. Ce message sidérant ne vient pas d'un Etat confetti brusquement enrichi ou d'un milliardaire illuminé d'un coup par la lutte contre la pauvreté prônée par le pape François, mais… des grandes entreprises américaines. L'an dernier, elles ont gagné de l'argent comme jamais. Leurs bénéfices dépassent 12 % du PIB, un record historique, deux fois plus que la moyenne de long terme. Celles qui font partie de l'indice boursier S&P 500 ont rentré plus de 1.000 milliards de dollars de profits. Elles en ont versé un tiers (350 milliards) à leurs actionnaires sous forme de dividendes, une proportion assez classique. Mais elles leur ont aussi racheté des actions... pour plus de 550 milliards, le plus souvent pour les détruire. Trois quarts d'entre elles sont des adeptes de ce « buyback », comme on dit aux Etats-Unis. C'est le coeur du capitalisme qui est touché.

 


Le mouvement est enclenché depuis longtemps. Depuis que le gendarme de la Bourse américaine - la Securities and Exchange Commission, plus connue sous son acronyme SEC - a assoupli la réglementation sur les rachats d'actions en 1982, les firmes américaines n'ont cessé d'absorber plus de capital qu'elles n'en émettent. Depuis 2004, elles auraient consacré aux rachats… 7.000 milliards de dollars, plus de la moitié de leurs profits. Beaucoup d'entre elles se sont même endettées pour racheter les titres. Cette mode américaine a comme souvent gagné le monde. Au Japon, où il a été autorisé en 1994, des géants comme Toyota ou Mitsubishi y ont succombé. En Corée du Sud, Samsung s'y est mis, tout comme, en Chine, le prestataire de services sur Internet Tencent. En Europe, le rachat d'actions, autorisé un peu plus tard (1998 pour la France et l'Allemagne), se pratique aussi, mais à moindre échelle. Les entreprises du CAC 40 y ont consacré l'an dernier 10 milliards d'euros, pratiquement cinq fois moins que pour les dividendes. Rien à voir avec la tendance américaine, qui touche à la frénésie.
D'où vient ce véritable emballement ? Le fisc y a sa part. Aux Etats-Unis, les intérêts d'emprunt réduisent la base imposable. Une entreprise qui s'endette pour racheter ses actions abaisse donc sa note fiscale. En France, un particulier vendant des actions bénéficie d'un abattement sur la plus-value s'il les détient depuis plus de deux ans, ce qui n'est pas le cas pour les dividendes perçus.
Ce n'est qu'une toute petite partie de l'histoire. La vraie raison, c'est bien sûr la pression des actionnaires. Les chefs d'entreprise n'ont pas décidé tout seuls de rendre l'argent ! Depuis que l'économiste de Chicago Milton Friedman a expliqué en 1970 que « la responsabilité sociale des entreprises est d'accroître leurs profits », les détenteurs d'actions ont considérablement renforcé leur emprise sur la gestion des entreprises, en alignant notamment la rémunération des dirigeants sur le cours de Bourse. « J'ai fait des rachats d'actions moi aussi. En cette ère d'investisseurs activistes obsédés par le court terme, c'est pratiquement impossible à éviter », racontait Nick Hanauer, un « serial entrepreneur » américain devenu capital-risqueur, dans un article publié par la revue « The Atlantic » le mois dernier sous le titre « Les rachats d'actions tuent l'économie américaine », qui a provoqué plus de 1.000 commentaires sur Internet en vingt-quatre heures. Les activistes adorent le « buyback », qui leur permet de récupérer de l'argent frais - ou d'avoir des actions rapportant davantage, car les dividendes sont alors répartis sur un nombre d'actions plus faible. Même si ces rachats sont souvent réalisés au mauvais moment, , un ancien de la Société Générale devenu l'un des gérants du fonds américain GMO dans une note très remarquée publiée fin 2014. Ils ont par exemple culminé aux Etats-Unis en 2007, juste avant la grande dégringolade boursière de 2008…
Mais la pression des actionnaires n'explique pas tout. Car si les dirigeants cèdent à leurs exigences, c'est aussi parce qu'ils manquent de projets d'investissement prometteurs. Les entreprises les plus gourmandes de leurs propres actions ne sont pas seulement celles qui travaillent dans des secteurs matures, comme les produits de grande consommation ou le commerce, mais aussi (et surtout) celles qui sont sur le front avancé de la technologie - Apple, Intel, Microsoft, Cisco dans les technologies de l'information, Merck ou Gilead dans la pharmacie. Certaines, comme la firme à la pomme, ont su se forger une rente impressionnante… dont elles ne savent que faire.
C'est ici que le capitalisme se mord la queue. Le projet, l'investissement et le partage des risques ont été la raison d'être de la société par actions, pour financer une mine de cuivre en Suède dès le XIIe siècle, les grandes routes maritimes au XVIe siècle, les usines et les machines de la révolution industrielle au XIXe siècle. Aujourd'hui, le projet disparaît peu à peu des grandes entreprises cotées. Leurs actionnaires ne sont plus là pour apporter de l'argent, mais pour en extraire. D'où la montée des questions sur la répartition des revenus (aux Etats-Unis, 1 % des particuliers détiennent 40 % des actions). D'où, aussi, les interrogations majeures sur les grandes innovations à venir. Relèvent-elles de l'illusion, viendront-elles d'autres lieux que les entreprises où elles se sont épanouies depuis un siècle et demi ? Au fond, le « buyback » symbolise le bye-bye au capitalisme du siècle dernier.
Jean-Marc Vittori
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