Le Monde 29/1/2015

Dans Le Monde du 4 juillet 2012, plusieurs grandes voix des sciences sociales demandaient au gouvernement de garantir le pluralisme au sein des institutions de recherche et d’enseignement de l’économie, pluralisme sans lequel il ne saurait y avoir, dans notre pays, un débat démocratique informé et rigoureux. Il s’agissait alors de tirer les leçons de la crise financière de 2008 qui avait montré combien pouvait être contre-productive une pensée économique trop homogène et trop sûre d’elle-même.
Or, nous sommes aujourd’hui obligés de constater que rien n’a changé, ni dans les programmes de recherche, ni dans l’enseignement. Cela tient à la position de monopole qu’occupent aujourd’hui les approches dites mainstream (« dominantes »).

 


D’autres traditions de pensée

 


Soyons clairs, nous ne nions en rien l’intérêt de celles-ci, ni leur rayonnement, et nous ne demandons pas qu’elles soient de quelque manière contraintes. Mais nous faisons valoir qu’il existe, en France comme à l’international, d’autres traditions de pensée qui, bien que bénéficiant auprès des chercheurs et des étudiants d’une forte attractivité, se trouvent bloquées du fait d’une pratique à courte vue de la règle majoritaire qui permet à ceux qui dominent de tout s’approprier.
Cette destruction du pluralisme en économie ne peut être niée ; le constat en a été fait maintes fois dans une succession de rapports officiels. Un récent travail statistique a montré que, sur la période 2005-2011, sur 120 nominations de professeurs, seuls 6 appartenaient à des courants minoritaires !
Une prise de conscience s’en est suivie, dont la création en 2009 de l’Association française d’économie politique (AFEP, forte de plus de 600 docteurs en économie et sciences sociales) sur le mot d’ordre de « défense du pluralisme en économie ». Cette association avait proposé qu’à titre expérimental, et pour quatre ans, un nouvel espace de recherche et d’enseignement soit ouvert pour permettre à cette conception alternative d’une économie « ancrée dans les sciences sociales » d’exister.
Au bout de ces quatre années, la décision serait prise, au vu des résultats, soit d’en pérenniser l’expérience, soit d’y mettre fin. Cette proposition équilibrée, qui, rappelons-le, n’enlève rien au fonctionnement ni aux moyens de l’économie mainstream, a reçu un fort soutien dans le corps des enseignants-chercheurs d’économie, puisqu’avant même son existence 300 d’entre eux sur 1 800 ont signé une déclaration solennelle dans laquelle ils disaient leur souhait de rejoindre un tel espace dès lors qu’il serait créé.


Réaction violente


L’urgence du problème posé, la simplicité de la solution proposée et le soutien qu’elle a reçu dans la communauté académique ont convaincu le ministère de l’enseignement supérieur qui, début décembre 2014, a annoncé la création d’un nouveau domaine sur le thème « économie et société », à côté des quelque 80 sections du Conseil national des universités. Dès que cet accord a été connu, il s’en est suivi une réaction violente.
Le président de l’actuelle section sciences économiques a menacé de démissionner si le décret n’était pas abrogé ! Une partie des doyens de faculté d’économie et lui-même ont affirmé dans Le Figaro du 4 janvier 2015 que cette création va servir à « caser les ratés ou frustrés » du système universitaire, « ceux qui n’arrivent pas à se faire publier dans des revues de renom ». Ils ajoutent pour faire bonne mesure : « La ministre s’est fait rouler par les gauchistes. »
Nous avions pensé qu’un tel argumentaire, avancé non pas par des internautes autoradicalisés mais par de hautes personnalités de l’institution économique universitaire, permettrait au ministre de mesurer concrètement ce qu’il en est de la pratique du pluralisme et du dialogue dans nos institutions. Cela donne une idée en vraie grandeur de ce que nous ne cessons de répéter quand nous expliquons que, dans le cadre actuel, le divorce est la meilleure solution pour pouvoir se reparler à nouveau.
Le ministère aurait pu également s’interroger sur la logique d’un argument qui traite 300 enseignants-chercheurs de « ratés » et de « frustrés » pour, dans le même temps, s’opposer avec la dernière violence à leur départ… Malheureusement, la réponse du ministère fut tout autre : l’annonce de la nouvelle section a été ajournée.


Attitude suicidaire


L’économie est assurément une science difficile. L’attitude consistant à croire qu’on a absolument raison et que les autres sont des « nuls » est suicidaire. A-t-on oublié le terrible échec des économistes, incapables de mettre en garde contre la crise de 2008 ? Rappelons que, pendant vingt ans, l’efficience financière a été vendue urbi et orbi comme étant la « proposition économique ayant les fondements empiriques les plus solides » ! Etre innovant dans un monde qui bouge, ce n’est pas nécessairement aller là où la majorité se trouve déjà.
Or, en France, nous possédons un trésor : cette manière de faire de l’économie, qui remonte à l’Ecole des annales et à Fernand Braudel, mêle des auteurs aussi variés que John Rogers Commons, Karl Marx ou John M. Keynes. Elle a une longue histoire et de nombreux soutiens. Il n’est pas aisé de la résumer en quelques mots, car elle se veut elle-même farouchement plurielle. Elle pense que le progrès vient d’une hybridation de l’économie et des sciences sociales. De nombreux chercheurs et de nombreux étudiants s’y reconnaissent. Tant mieux !
Leur permettre de mener à bien leurs projets scientifiques n’enlève absolument rien à ceux qui restent dans l’approche dominante. Cette nouvelle section doit être vue comme un plus pour tous : d’abord pour ceux qui auront à cœur de faire la preuve que leur démarche fonctionne, mais aussi pour le mainstream, qui a assurément besoin de l’aiguillon de la concurrence s’il veut progresser et continuer à être innovant. N’est-ce pas là une proposition que tous les économistes devraient être capables d’entendre ?
Madame la ministre, en ces jours où le pluralisme est tant revendiqué, allez au bout de votre projet, donnez une chance à la liberté d’expression d’idées économiques diverses : créez une nouvelle section « économie et société » !


« Les économistes ont aussi besoin de concurrence »: les signataires


Premiers signataires:


André Orléan, président de l'Association française d'économie politique
Bruno Amable, professeur de sciences économiques, Université Paris 1
Gaël Giraud, économiste, directeur de recherche au CNRS
James K. Galbraith, économiste, University of Texas at Austin
Steve Keen, économiste, Kingston University London
Nancy Fraser, philosophe politique, New School for Social Research
Michael Piore, économiste, MIT
Alain Supiot, professeur au Collège de France
Michel Aglietta, économiste au CEPII, Professeur émérite de Sciences économiques à l'Université de Paris-Ouest Nanterre la Défense
Jean-Louis Beffa, président d'honneur et administrateur de Saint-Gobain
Robert Boyer, économiste, directeur de recherché au CNRS, directeur d'études à l’EHESS
Bernard Chavance, professeur de sciences économiques, Université Paris 7
Benjamin Coriat, professeur de sciences économiques, Université Paris 13
Olivier Favereau, professeur de sciences économiques, Université Paris-Ouest
Florence Jany Catrice, professeur d’économie, Université Lille1
Bernard Gazier, professeur émérite d’économie, Université Paris 1
Fréderic Lordon, économiste et philosophe, directeur de recherche au CNRS
Edgar Morin, sociologue et philosophe, directeur de recherche émérite au CNRS
Marcel Gauchet, philosophe et historien, Directeur d’études à l’EHESS
Luc Boltanski, sociologue, Directeur d’Études à l’EHESS
Dominique Meda, professeur de sociologie, Université Paris-Dauphine
Jean Pierre Dupuy, Professeur de philosophie à l'Université de Stanford (USA), Professeur émérite à l'École Polytechnique (Paris)
Alain Caillé, professeur de sociologie, Université Paris Ouest Nanterre
Sandra Laugier, professeur de philosophie, Université Paris 1
Dominique Bourg, professeur en épistémologie, Université de Lausanne
Dominique Lévy, économiste directeur de recherche, CNRS
Gérard Duménil, économiste directeur de recherche, CNRS
Philippe Minard, historien, directeur d'études à l’EHESS
Philippe Steiner, professeur de sociologie, Paris Sorbonne
Frédéric Lebaron, professeur de sociologie, Université de Versailles-Saint Quentin en Yvelines
Michel Lallement, professeur de sociologie, CNAM
Catherine Colliot-Thélène, professeur de philosophie, Université Rennes 1
Etienne François, professeur (ém.) d'histoire à l'Université Paris 1 et à la Freie Universität de Berlin, membre de l'Académie des Sciences de Berlin-Brandebourg
Olivier Beaud, Professeur de droit public, Université Paris II – Panthéon Assas.
Eve Chiapello, Directrice d’études, EHESS
Jean Yves Grenier, économiste, Directeur d'étude à l’EHESS
Albert Ogien, Directeur de recherches CNRS, EHESS
Etienne Balibar, professeur de philosophie, Université Paris-Ouest Nanterre
Franck Fischbach, professeur de philosophie, Doyen de la Faculté de Philosophie, Université de Strasbourg
Emmanuel Renault, professeur de philosophie, Université Paris-Ouest Nanterre
Michael Löwy, sociologue et politiste directeur de recherche, CNRS
Jean-Numa Ducange, historien, maître de conférences en histoire contemporaine, Université de Rouen
Jacques Bidet, professeur de philosophie, Université Paris-Ouest Nanterre
Stéphane Haber, professeur de philosophie, Université Paris-Ouest Nanterre
Guillaume Sibertin-Blanc, philosophe, Membre de l'Institut Universitaire de France / MCF HDR Université Toulouse-Jean Jaurès
Marc Lavoie, professeur de sciences economiques, Université d’Ottawa
Ben Fine, professor of economics, SOAS, University of London
Gerald Epstein, professor of economics and Co-Director of Political Economy Research Institute (PERI), University of Massachusetts
Tony Lawson, professor of economics, University of Cambridge, UK
Edward Fullbrook, Executive Director of the World Economics Association, Visiting Professor, University of the West of England
Richard R. Nelson, Professor of International and Public Affairs, Columbia University
Ha-Joon Chang, professor of political economy, University of Cambridge, UK
Jose Antonio Ocampo, Professor of Economics, Columbia University
Michael Rafferty, ARC Research Fellow in economics, University of Sydney
George De Martino, Professor, Josef Korbel School of International Studies, University of Denver
Steven Fazarri, Bert A. and Jeanette L. Lynch Distinguished Professor of Economics, Washington University at St. Louis
Nancy Folbre, Professor Emeritus, University of Massachusetts, Amherst.
Gerald Friedman, Professor of Economics, University of Massachusetts, Amherst.
Jayati Ghosh, professor of economics, Jawaharlal Nehru University, in New Delhi.
Ilene Grabel, Professor, Josef Korbel School of International Studies, University of Denver
William Lazonick, Professor of Economics, UMass Lowell President,The Academic-Industry Research Network Professeur Associé de Télécom Ecole Management
William Milberg, Dean and Professor of Economics, New School For Social Research
Robert N. Pollin, Distinguished Professor of Economics and Co-Director of the Political Economy Research Institute (PERI); University of Massachusetts Amherst.
Malcolm Sawyer, Principal Investigator: Financialisation Economy Society and Sustainable Development (FESSUD): www.fessud.eu Economics Division, Leeds University Business School, University of Leeds
Juliet Schor, Professor, Boston College
Michael Kumhof, Deputy Division Chief, International Monetary Fund
Engelbert Stockhammer, professor of economics, Kingston University
Stefano Lucarelli, professor of economics, University of Bergamo
Andrea Fumagalli, professor of economics, University of Pavia
Mauro Gallegati, Professor of Economics, Polytechnic University of Marche, Ancona
Marco Missaglia, associate professor, Universidad Nacional de Colombia
Matías Vernengo, Associate Professor of Economics, Bucknell UniversityJules
Andrew Sayer, Professor of Social Theory and Political Economy, Lancaster University
Jonathan Hearn, professor of sociology, University of Edinburgh
Robert Fine, Emeritus Professor of Sociology, University of Warwick
Bernard Harris, Professor of Social Policy, University of Strathclyde
Nicolas Pons-Vignon, senior researcher in economics, University of Witwatersrand
Stephen Kinsella, économiste, University of Limerick
Trevor Evans, Professor of Economics, Berlin School of Economics and Law
Eckhard Hein, Professor of Economics, Berlin School of Economics and Law
Aldo Geuna, Professor of Economics, University of Torino
Matheus Grasselli, professor of economics, McMaster Univesity
Robert Ayres, Emeritus Professor of Economics, Political Science, Technology Management
Vlasios Voudouris, professeur, ESCP Europe
Özlem Onaran, professor of economics, University of Greenwich
Clive Lawson, Economiste, University of Cambridge
William Outhwaite, professor of Sociology, Newcastle University
Constantinos Repapis, Economiste, Goldsmiths, University of London
John Holmwood, professor of sociology, University of Nottingham, former president of the British Sociological Society
Clara Capelli, lecturer, University of Pavia
Beverley Skeggs, professor of sociology, Goldsmiths
John Latsis, Economiste,Organisation Studies, University of Reading
Ismael Al-Amoudi, organisation studies, University of Cardiff, UK
Philippe Abecassis, économiste, Université Paris 13
Agnès Labrousse, économiste, Université de Picardie Jules Verne
Thomas Lamarche, économiste, Université Paris Diderot
David Flacher, économiste, Université Paris 13
Gilles Raveaud, économiste, Université Paris 8
Bruno Tinel, économiste, Université Paris 1
Richard Sobel, économiste, Université Lille 1
Nicolas Postel, économiste, Université Lille 1
Philippe Batifoulier, économiste, Université Paris Ouest Nanterre
Christian Bessy, directeur de recherche, CNRS
Hervé Defalvard, économiste, Université Paris Est Marne La Vallée
Jean Paul Domin, économiste, Université de Reims
Yann Guy, économiste, Université de Rennes 2
Sophie Jallais, économiste, Université Paris 1
Stéphanie Laguérodie, économiste, Université Paris 1
Philippe Légé, économiste, Université de Picardie Jules Verne
Jonathan Marie, économiste, Université Paris 13
Claire Pignol, économiste, Université Paris 1...

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